Future Of Work

Entreprise libérée : du bon usage de la difficulté

La libération de l’entreprise suppose de surmonter difficultés et malentendus. Cela repose encore essentiellement sur les épaules de chefs d’entreprise libérateurs déterminés. Grâce à eux, le projet de libération d’une entreprise sera de moins en moins ardu, jusqu’au jour où il ira de soi. Le MOOC Innovation Managériale a fourni un temps de parole non négligeable à l’idée de difficulté.

Statue de la liberte

Cela partait d’un bon sentiment sans doute, qui dirait : « Il ne faut pas vendre de l’illusion, soyons clairs auprès de nos étudiants sur tout ce qu’il leur faudra franchir lorsque leur entreprise s’y mettra ».

Louable honnêteté intellectuelle, mais préservons le rêve et encourageons sa prolifération.

Ne pas vendre d’illusion

Après tout le message de l’entreprise libérée s’appuie sur de magnifiques réalisations, chefs d’œuvre d’entrepreneurs exemplaires. Leur effectif s’accroît en permanence et, le moment venu, ils prennent la parole. Ainsi, je recommande l’interview donnée par Stanislas Desjonquères à l’Association pour le Progrès du Management (APM) :

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=UeGgFgMhn0M?rel=0&w=640&h=360]

Il parle de la libération de Biose, une entreprise biotech située à Aurillac, dont il est le dirigeant. Le ton est exceptionnellement libre et clair. Je signale aussi que son exemple représente un certain progrès dans l’innovation managériale : commencée en 2014, la libération de son entreprise parvient deux ans plus tard à un stade tel que son chef d’entreprise peut en parler publiquement. Ses prédécesseurs disaient que le processus de libération durait trois ans au minimum.

Stanislas Desjonquères parle des managers qui ont franchi ce pas avec lui, pour évoquer leur plaisir de s’être remis à exercer leur métier, une fois libérés du devoir de donner des ordres et de contrôler leur bonne exécution.

Oui, il a franchi des obstacles. Il en décrit certains et on en devine d’autres, derrière la force de son expression et son caractère assumé, comme s’il était encore sur le front.

Eviter les conceptions simplistes de la liberté

En l’écoutant, je me suis pris à penser que certains procédés de la libération qui proviennent du travail de Frédéric Laloux (Reinventing Organizations, chez Diateino) auraient pu l’aider.

Il est vrai que la métaphysique, qui introduit ce travail, le dessert. La science arrive en 2e partie de l’ouvrage, une science qui ne se sert pas de ce qui a précédé : l’auteur identifie des lois et des principes à la suite de sa minutieuse observation d’entreprises s’étant « réinventées ».

Cette science devrait être préservée et appliquée. Je pense notamment à ce que Frédéric Laloux appelle advice process  (processus de consultation) : une personne peut prendre une décision pour peu qu’elle ait demandé l’avis de toutes les personnes concernées et de toutes les personnes impactées par la décision. Cela n’implique pas que cette personne soit tenue de respecter les avis ainsi recueillis. Il lui suffit de pouvoir faire état de son respect du processus.

Stanislas Desjonquères décrit une difficulté à laquelle il a été confronté : un membre d’une équipe travaillant en brigade avec quatre autres excipe de sa liberté pour déclarer qu’il se met en vacances pour trois jours. Bien sûr, cela mettrait en panne toute l’équipe, voire toute la chaîne de production. Cet employé adresse néanmoins son exigence au chef d’entreprise.

Celui-ci vit alors un grand moment de solitude…

La solitude du chef d’entreprise libérateur

Cette conception simpliste de la liberté aurait-elle résisté longtemps si le membre de cette équipe s’était soumis au processus de consultation ? De lier la liberté d’initiative au respect de ce processus, cela favorise donc le lâcher-prise du dirigeant, me semble-t- il.

Isaac Getz nous apprend (conférence du 15 mars 2013 à la Gaîté Lyrique, voir la vidéo ci-dessous) que les chefs d’entreprise libérateurs franchissent généralement comme premier obstacle celui du regard de leurs proches et plus généralement, de leurs relations. Tous leur renvoient – parait-il – une seule et même idée, désarmante par sa simplicité : « Tu vas droit dans le mur ». C’est d’abord leur compagne, puis leurs amis, leur comptable, leur banquier et tutti quanti qui enchaînent avec une belle unanimité cette forte pensée. Des premières consultations qu’ils mènent au sein de l’entreprise, ces aspirants chefs d’entreprise libérateurs s’aperçoivent aussi que l’idée ne fait pas que des heureux.

Le chef d’entreprise libérateur est donc amené à remodeler son club de vie, expression qui cache mal la tragédie personnelle que cela peut représenter : renoncer à des amitiés, parfois fort anciennes, laisser partir des collaborateurs, parfois de ceux qui ont construit l’entreprise à ses côtés. Une certaine force morale est nécessaire. Une certaine habileté aussi, afin de conserver dans la durée la confiance des actionnaires.

En sera-t- il toujours ainsi ?

Dans un excellent article, Yves Cavarec relaie les opinions d’Alexandre Gérard et d’Isaac Getz lorsqu’ils expriment leur conviction que dès qu’une masse critique sera atteinte, la décision de libérer une entreprise sera moins difficile à prendre pour un dirigeant : le mouvement sera alors enclenché.

Les pionniers de l’entreprise libérée sont des êtres résistants et frugaux, en ce sens que quelques idées simples leur suffisent. Grâce à eux, cette nouvelle science de l’entreprise se développe et elle se précise. Elle pourra être appliquée ensuite par des dirigeants moins résistants, ou moins charismatiques, car ces derniers pourront s’appuyer sur un acquis de plus en plus important.

Les forces d’opposition à l’innovation

C’est ainsi que se répandent habituellement les innovations. Je pense que deux forces s’opposent à l’innovation radicale que constitue la suppression complète du pouvoir hiérarchique :

  • la réforme. De nombreuses entreprises parviennent à faire reculer la démotivation en adoptant l’un ou l’autre des ingrédients de la libération, sans pour autant aller jusqu’au bout de sa logique. Elles mettent en œuvre un cocktail de mesures constitué d’une sélection parmi : faire un peu plus confiance ; déléguer davantage ; fournir des services aux employés ; aménager des locaux avenants ; offrir des formations ; s’efforcer que certains trouvent un sens à ce qu’ils font.
    Voir le classement Happy at work. Notons que les chiffres de cette enquête sur la satisfaction des salariés sont en contradiction frontale avec les enquêtes de Gallup sur la démotivation, ce qui conduit à les considérer avec une certaine réserve. De plus le journal traduit les termes de l’enquête : « Les salariés ont une opinion favorable de leur société » par : « Les Français sont heureux au travail » (sic).
    Nous pouvons néanmoins admettre que la réforme aboutit à certains résultats, même si elle ne touche pas à la réalité du pouvoir : celui-ci reste distribué par un centre à une hiérarchie pyramidale, laquelle entretient une bureaucratie.
  • la transformation progressive de l’exercice du pouvoir en un métier. De plus en plus de managers ne se définissent plus que par cet exercice. Ils s’éloignent ainsi d’une vision constructive de la relation entre êtres humains et ils se vivent comme étant dépositaires d’une vision et d’une compréhension « supérieures » à celle des autres mortels. Leur pouvoir et son accroissement deviennent leur raison d’être, bien qu’il ne constitue la raison d’être d’aucune entreprise.

Si elles retardent l’une et l’autre la libération de l’entreprise, ces deux forces sont opposées entre elles. Le jeu est donc plus complexe qu’il n’y parait. Ces forces cherchent tout simplement à maintenir l’entreprise dans une sorte de statu quo, tout en masquant son principal problème.

Finalement, il serait stérile de s’attaquer frontalement à de telles forces. L’intérêt de l’entreprise est mieux servi par le projet de libération. Il est donc bien plus exaltant de faire avancer le rêve et de rester enchanté par des visions telles que la liberté, l’initiative, la coopération et l’idée du bonheur au travail.

Pierre Nassif

Pierre Nassif, polytechnicien, est né en 1949. Après une carrière technique (organisation, systèmes d’information, télécommunications mobiles) il est devenu coach pour chercheurs d’emplois. Il mène aujourd’hui une recherche sur l’entreprise libérée.

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