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Le département A380 d’Airbus Saint-Nazaire se libère

Le programme A380 du site de l’usine Airbus de Saint-Nazaire comprend 7 mini-usines. Elles ont entrepris un processus de libération (de responsabilisation dit-on dans l’entreprise) depuis un an et demi. Déjà, les 1ers résultats montrent une augmentation de la créativité, une baisse de l’absentéisme, de fortes montées en compétences des salariés. Reportage dans l’usine Airbus de Saint-Nazaire pour Zevillage.

Airbus A380 en vol

Sur le chemin de l’entreprise libérée, mes pas m’ont conduit vers l’établissement Airbus de Saint-Nazaire. Des visions de grandeur flottent dans notre imaginaire lorsque nous évoquons cette entreprise : sa place dans le monde, l’immensité de son projet et enfin sa taille.

Jean-Luc Morfouace dirige le programme A380, une entité jadis constituée d’environ le tiers de l’effectif de 2800 personnes que comprend le site. Du moins en était-il ainsi avant la réduction du programme.

Dans l’entreprise, l’organisation qu’il a mise en place n’est pas appelée libérée, mais responsabilisée. Chez Michelin, l’appellation est « organisation responsabilisante ». Jean-Luc confirme qu’au delà des mots, le changement qu’il a engagé correspond bien à ce que l’on entend généralement par « l’entreprise libérée ».

Une organisation responsabilisée chez Airbus

De fait, son entité est organisée en 7 mini-usines responsables de leur compte d’exploitation. J’ai entendu les expressions : « donner de la confiance », « s’aligner sur une vision », « bien-être », « être responsables de la décision sur le plan économique », « élections des leaders ».

J’apprends par la suite que le jour de ma visite est précisément celui de l’élection pour le renouvellement des leaders de chaque mini-usine. Celles-ci se déroulent en deux temps : les équipiers élisent les membres d’un cercle et ceux-ci désignent ensuite en leur sein celui qui sera le leader.

Voici quelques verbatim, extraits d’un film réalisé à des fins de communication interne qu’on m’invite à visionner en guise de préambule :

  • La décision n’est plus unilatérale, elle est collective ; c’est cela la valeur forte qui est au centre de nos mini-usines.
  • Quand on nous impose, on s’oppose et donc on ne donne pas le meilleur de soi-même.
  • Des décisions collectives : du partage, de la compréhension. Une fois qu’on s’est mis d’accord, la décision est beaucoup plus facilement portée par tout le monde.
  • Aujourd’hui, on permet à ceux qui en ont envie de faire autre chose […] par exemple, certains compagnons sont en charge de la finance […] ce qu’on constate, c’est qu’ils le gèrent très bien.
  • Auparavant, c’est moi qui aurais pris la décision et ça n’aurait peut-être pas convenu aux opérateurs. Aujourd’hui, on demande beaucoup aux gars de l’atelier ce qu’ils pensent de ce qu’on va acheter. Ils ont de meilleures idées pour que ça coûte moins cher aussi. Il y a un dialogue aujourd’hui autour de ce que coûte chaque chose, qu’il n’y avait pas avant.
  • Que chaque compagnon puisse être acteur de l’entreprise. On était les gens qui font et là, on est aussi les gens qui réfléchissent.
  • On nous prend pour une part de l’entreprise, ce qui est différent d’avant.

Jean-Luc Morfouace montre son enthousiasme pour le chemin parcouru : des réalisations inenvisageables auparavant accomplies en quelques mois, l’absentéisme en nette baisse, des résultats de créativité aussi : « L’atelier du compagnon, les gens l’ont fait par eux-mêmes et ça, c’est vraiment de la créativité ».

Il est exaspéré par le temps incroyable que consomme la production des fastidieux reporting qu’exige la bureaucratie du groupe.

Je le cite encore : « Cela a bouleversé ma vie, pas seulement sur le plan professionnel, sur le plan personnel aussi, ma famille, mes amis. Je vois le monde complètement différemment aujourd’hui et je le vois de manière beaucoup plus optimiste. Ce que j’apprécie aussi énormément, c’est toutes ces montées en compétence qu’on est en train de faire. […] Je trouve vraiment formidable de sentir ou de commencer à sentir le nombre de talents qu’on a et que l’on a ignorés pendant des années et ça, c’est d’augure pour l’avenir ».

Quelle est la genèse de ce mouvement ? Les années 2012-2013 sont des années de réflexion et de remise en question lesquelles se déroulent en parallèle dans la vie de Jean-Luc et dans la vie de l’entreprise. Lui-même est à un tournant et cela le mène à s’interroger sur ce qui se passe dans cette entreprise.

A vrai dire, il est exaspéré par le temps incroyable que consomme la production des fastidieux reporting qu’exige la bureaucratie du groupe. Une action de communication engagée auprès des compagnons et des techniciens révèle l’existence d’une démotivation bien réelle, même si elle ne touche pas tout le monde : « Les résultats sont bons, mais tout le monde n’y contribue pas à la hauteur de ce qu’il pourrait ».

Jean-Luc Morfouace n’est plus disposé à s’en accommoder.

Il sent que le moment est venu d’agir. Il a besoin de redonner un sens à sa vie. C’est le moment où jamais. Il puise dans cette conjonction de crises l’énergie et le courage nécessaires pour se lancer dans un changement qui lui paraît s’imposer : « Je trouve qu’on contraint beaucoup trop les gens. Si on lâche, on a beaucoup plus de chance de trouver les talents, de laisser exprimer les talents qui le veulent bien ».

Je perçois que ce n’est pas seulement son intelligence qui le lui dit. La perte de ces talents qui s’étiolaient sous la contrainte, il en a souffert personnellement. De même le constat « de toutes ces montées en compétence », n’est pas le fait d’un observateur neutre, mais d’un être dont l’enthousiasme et la joie ont été restaurés.

A la recherche de l’inspiration

En 2014 avec deux autres personnes, il cherche. Ils sortent, ils visitent des entreprises – Chronoflex. Ils voient des films sur l’entreprise libérée, ils parcourent la littérature. Sa vision se forme et il l’écrit. Son texte constitue une synthèse entre son expérience, sa connaissance de l’entreprise, le rêve qui s’est formé en lui et ce qu’il a appris au cours de sa recherche : il n’est pas le seul. D’autres ont tenté des expériences et aujourd’hui, ils lui montrent le chemin.
Gérald Lignon, le directeur de l’établissement Airbus de Saint-Nazaire lui donne le feu vert : « Si tu y crois, vas-y ».

Equipe A380 Airbus
Jean-Luc Morfouace, Marie-Pascale Lemonnier et Marie-Anne Timbo

Il prend le temps de convaincre son entourage, en commençant par ses collaborateurs proches. Marie-Anne Timbo, assistante RH de l’entité témoigne : « Ce n’était pas notre rêve. Nous, on n’y avait même pas pensé. La manière de faire adoptée jusque là nous allait très bien. Pour nous, il n’y en avait tout simplement pas d’autre possible ».

Ils mettent 4 à 5 mois à s’aligner sur sa vision.

Ensuite, ils en parlent aux collaborateurs, par petit groupes, pendant tout le mois de janvier 2015. « A partir de là, on a senti qu’on ne pouvait plus revenir en arrière ». Quelles réactions ont-ils entendues ? « Enfin on va nous laisser faire » ; « enfin, on est reconnu » ; « au moins on nous fait confiance ».

Le processus de libération se poursuit, avec des hauts et des bas : « Ils ont été formatés par l’école. Nous dans l’entreprise, on en a remis une couche ». Cependant l’ampleur des transformations accomplies pendant ces deux années qui nous séparent de cet entretien est impressionnante.

Marie-Anne exprime son admiration à la fois pour ses collègues et pour cette idée simple de laisser l’initiative, de responsabiliser. A cet égard, le fait d’avoir remis les comptes aux mini-usines fut un facteur puissant de responsabilisation, car chacune pouvait mesurer les résultats des initiatives qu’elle prenait.

Gérard Lignon se joint à nous. Je lui demande :

  • Est-ce que vous vous félicitez de l’accord que vous avez donné à Monsieur Morfouace ?
  • Ah oui ! répond-il sans hésiter.

Il expose avec beaucoup de conviction son adhésion à l’idée de responsabiliser les gens. Même si les autres programmes de son établissement n’ont pas adopté l’organisation libérée, « nous allons tous au même endroit, même si on n’y va pas par le même chemin […] Il y a des invariants […] L’éthique de la confiance s’établit par des gestes quotidiens et non par des mots ».

Gérald explique ce qui se passe dans son établissement en démontrant une telle finesse dans l’analyse et dans la compréhension de ce qui se joue qu’il entraine ma conviction : oui, il parle de ce qu’il vit, de ce qu’il ressent, de ce à quoi il croit.

Créer une innovation infinie chez Airbus

Son émotion transparait : « Ce qu’on est en train de faire, au niveau de l’usine, pour moi, c’est qu’on est en train de créer une innovation infinie ». En entendant cette phrase, j’ai eu le sentiment qu’il se rapprochait de l’expression de son rêve, d’autant qu’il avait commencé son discours par l’exaltation des compétences et des aptitudes à innover des gens de ce pays.

Auparavant, Jean-Luc avait parlé de son propre rêve : « Laisser exprimer les talents ».

« Créer une innovation infinie », ce n’est pas exactement la même chose. Néanmoins, ces deux rêves se conjuguent. Je me dis qu’avec cette idée de la conjugaison des rêves, c’est peut-être le secret des grandes réalisations collectives qui est en train de se laisser déchiffrer.

Je l’avais rappelé au début, le programme A380 s’est réduit dans des proportions drastiques. Nous sommes ici en présence d’une organisation libérée qui fait face à une conjoncture économique plutôt difficile.

Usine Airbus Saint-Nazaire
Usine Airbus de Saint-Nazaire

Rien de ce qui se passe habituellement dans ces cas-là n’est apparu ici. Bien sûr, l’émotion est là mais, selon le mot de Gérald Lignon : « On est arrivé à séparer l’émotion du professionnalisme ».

Il n’y a eu aucune augmentation de l’absentéisme dans ce programme, contrairement à ce qui est observé à peu près systématiquement en pareil cas. Bien davantage, les équipes battent des records pour réduire la cadence du programme sans en réduire la productivité : chacun apprend un nombre de tâche trois fois plus important qu’auparavant, si bien que quelle que soit l’étape de fabrication en cours, il y a toujours une personne disponible capable de la prendre en charge.

Le secret de la coopération

Je voudrais vous parler maintenant de Frank, leader d’une mini-usine chez Airbus. Frank a engagé un réel effort pour renoncer à apporter des solutions à ses équipiers, pensant que s’il le faisait, cela ferait reculer le projet de libération du travail : « Tu es capable de la trouver, la solution. Pourquoi veux-tu encore te reposer sur moi » ?

Son rêve, c’est de découvrir le secret de la coopération. Il en parle en prenant pour exemple le FC Nantes, qui venait d’obtenir une victoire sur une équipe plus forte que lui grâce à l’esprit collectif qu’avait favorisé le coach.

Il parle de telle autre équipe célèbre dans laquelle la concurrence entre deux grands joueurs qui étaient aussi deux grands rivaux s’était transformé en une émulation harmonieuse. Frank louait également le coach de ce résultat. Cette alchimie entre les talents individuels et la capacité d’une personne à favoriser leur mise en commun m’apparut comme constitutive de sa quête.

Je dois aussi vous parler d’un autre moment que j’ai eu le privilège de vivre. C’était vers la fin du repas auquel j’étais convié. Marie-Pascale Lemonnier, l’assistante de Jean-Luc Morfouace prend la parole : « Je me sens très intégrée dans la démarche : aujourd’hui, quel que soit le métier exercé, chacun a la possibilité de donner son avis».

Je l’ai aussitôt invitée à ne pas sous-estimer ce changement, car il favorise les progrès individuels. Une fois lancé, un tel processus est irréversible.

Avant de nous séparer, Jean-Luc m’a interrogé sur ce qu’il y avait de commun entre lui et les autres leaders qui avaient lancé la même démarche que lui. Sans hésiter, j’ai répondu : « La conviction d’être en train d’inventer l’avenir ».

Pierre Nassif

Pierre Nassif, polytechnicien, est né en 1949. Après une carrière technique (organisation, systèmes d’information, télécommunications mobiles) il est devenu coach pour chercheurs d’emplois. Il mène aujourd’hui une recherche sur l’entreprise libérée.

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