Comment se développe une entreprise libérée ? Le cas de Sogilis
Dans mon précédent article sur la SSII Sogilis, une entreprise libérée, je vous avais annoncé une suite, portant sur la manière dont l’entreprise se développe. En dépit de leur diversité, les histoires qui vont suivre présentent un point commun, qui sera l’enseignement délivré par l’entreprise.
« On est dans un cadre dans lequel on favorise les initiatives », me dit Christophe Baillon, le PDG de l’entreprise. « Ce qui me plait, c’est quand les gens me disent : « J’ai une idée que j’ai envie de tester. Je veux essayer de voir ce que ça donne » ».
La création de la filiale lyonnaise de Sogilis fut décidée à la suite d’une initiative d’un employé qui est devenu son dirigeant. Il a exprimé le désir de la créer et l’entreprise a suivi. Cette filiale a repris le même modèle technique et la même organisation. A Paris également, Sogilis a créé une filiale, sur un modèle un peu différent, car sa raison d’être est de vendre des logiciels destinés à rendre les drones plus surs.
Un jour Etienne, un collaborateur, annonce : « Je veux aller vivre en Australie ; faire ma vie : je vais quitter Sogilis. – Si tu veux, on peut réfléchir ensembles. Monter quelque chose là-bas, ça peut être cool », lui répond son patron. Etienne est installé à Melbourne, en Australie depuis mars 2015. A l’automne dernier il a monté la filiale australienne de Sogilis, tout en signant les premiers contrats. Il y aura deux personnes en Australie. « C’est un peu de l’offshore inversé, on développe depuis la France pour un client australien : on prouve la qualité du modèle français », dit Christophe Baillon.
L’initiative que je vais maintenant raconter se noue au café, lors de conversations successives. « Travailler pour l’aéronautique, c’est bien, mais on ne voit qu’une petite partie d’un gros projet. Ce serait bien de voir un jour un projet de bout en bout, quitte à ce qu’il soit de petite taille ».
Le sujet du drone revient souvent : c’est un domaine peu exploré et qui fait rêver. Et puis le marché est balbutiant. « Oui mais on n’a pas de client pour ce type de projet. Or notre métier, c’est de développer des logiciels pour des clients ». Peu à peu, l’idée que Sogilis crée son propre client germe.
Une nouvelle ambition est née et elle s’installe dans les esprits.
Dans le but de l’accompagner, Christophe Baillon et son associé, Laurent Mangue, activent leur réseau. Ils parlent en particulier aux actionnaires de Startup Maker, un accélérateur initié et cofondé par Sogilis – suite d’ailleurs à une initiative des salariés. Les actionnaires donnent leur feu vert.
Une idée émerge, celle d’une caméra embarquée dans un drone qui filmerait les évolutions d’un skieur. Peut-être cette idée aura-t-elle germé sur une piste dans quelque hauteur à proximité de Grenoble, après être apparue sous la forme d’un rêve. Partant de la piste de ski, l’idée de généraliser à la prise de vue aérienne accessible à tout le monde surgit. « La qualité des prises de vue sera professionnelle » disent alors ces amoureux de l’excellence technique que sont les collaborateurs de Sogilis. Le concept prend forme : « C’est un drone autonome, capable de vous suivre et de vous filmer. Avec votre téléphone, vous appuyez sur un bouton et le drone décolle. Il vous filme tout seul ».
Avec toute l’équipe de Startup Maker, ils font des tests de marché. Ils vérifient rapidement que le marché aime bien leur idée.
Et là, l’innovation se poursuit. Cette fois, elle porte sur le développement d’affaire : « On a inversé le processus de création d’entreprise de haute technologie ». Au lieu de développer en deux ou trois ans, après avoir levé autant de millions, ils veulent essayer de vendre le produit d’abord, au client final. Startup maker les aide à développer un prototype. « Une équipe a fait un boulot fantastique. Ils avaient déjà un projet. Ils se sont réorganisés et en 2-3 mois, on avait un prototype. » La société est donc créée.
A partir du prototype, ils vendent le produit, avant sa réalisation. « Pour cela, on a fait un kickstarter ». Kick Starter Funding est une plateforme américaine de financement participatif. Sur cette plateforme, ils vendent des exemplaires du drone, en annonçant que ce qu’ils vendent va exister. Ils n’ont qu’un prototype à présenter : « Si vous êtes prêt à acheter ce produit, on vous le livrera dans un an. »
Leur objectif est d’atteindre un chiffre d’affaires de 50 000 $ en un mois. Cet objectif est atteint en … 35 minutes ! Au bout d’un jour, ils en sont à 400 000 $. L’univers médiatique s’enflamme pour ce phénomène. Ils reçoivent la visite de la plupart des chaînes françaises. Des articles vantent l’originalité de la start-up française dans les médias du monde entier, dont la BBC et CNN. Ils s’adaptent en louant une maison à Grenoble pour accueillir les caméras. « On travaillait jour et nuit, parce qu’il fallait tenir tous les fuseaux horaires ».
Le chiffre d’affaire de la prévente atteint finalement 1,3 M €. La campagne de vente initiale a démarré en juin 2014. Aujourd’hui, la société Squadrone, qui développe et exploite le drone Hexo+, emploie 20 personnes en France et 5 aux US. Sogilis est actionnaire et la société est toujours son client.
L’idée en engendre une autre, dans le monde de la plongée sous-marine. C’est le projet iBubble – dont l’idée vient de Sogilis Lyon – financé et accéléré par Startup Maker sur le même principe, avec l’appui technique de Sogilis. Ce projet est soutenu par Guillaume Néry, champion français de plongée en apnée et quatre fois recordman du monde.
Je vous laisse méditer sur cette histoire. Bien sûr, j’ai demandé si Squadrone était une entreprise libérée. Même si elle s’inspire de la philosophie de l’entreprise libérée sur de nombreux points, ce n’est pas sa préoccupation majeure. Apparemment, le projet de faire exister une start-up de ce type n’implique pas forcément de se lancer dans l’innovation managériale. Pourtant, certaines entreprises naissent libres. Ce fut d’ailleurs le cas de Sogilis. La question reste en suspens.
Que nous raconte le modèle de développement suggéré par Sogilis ? Pour résumer, nous pourrions parler d’une entreprise à l’écoute des initiatives de ses salariés. La création de toutes ces entités fut une œuvre collective. Christophe Baillon a souvent insisté là-dessus au cours de son récit : il a pris sa part, en jouant son rôle d’entrepreneur. Il a accueilli les initiatives. Il ne souhaite pas cependant en retirer tout le crédit.
Je ne crois pas que ce qui l’anime lorsqu’il tient de tels propos soit uniquement la modestie. Je voudrais exprimer ici l’idée que l’entreprise est un organisme doté de sa personnalité propre. Il peut être curieux d’utiliser le mot de personnalité, alors qu’il s’agit d’une entité créée par des hommes – la matérialisation d’un concept en fin de compte. Pourtant c’est une métaphore qui se tient : cet ensemble de mots qui s’échangent de manière informelle d’abord, pour se transformer en propos de plus en plus précis, lesquels deviennent les termes d’un projet, d’un accord, d’une série d’engagements, ne peut-on pas dire qu’il s’agit d’une expression de l’entreprise finalement ? Celle-ci dit où elle veut aller, en empruntant toutes ces voix.
Une des vertus de la libération serait que l’entreprise qui l’a adoptée possède, par construction, les moyens d’être écoutée. Ne suis-je pas en train de diminuer le mérite des protagonistes de cette histoire, dont je n’ai pas mentionné tous les noms, en disant que ce mérite se réduit à avoir écouté l’entreprise et à avoir suivi ce qu’elle racontait ?
Non, car chacun y a mis son intelligence, son énergie, son génie propre. Tant l’esprit d’initiative que la force de l’entreprise étaient multipliées, du fait qu’elle était libre. Respecter les initiatives de chacun ne se ramène pas à leur dire : « Bonne idée ; et maintenant trouve les solutions ». Bien au contraire, Christophe Baillon s’est mis au service des initiatives prises par les salariés, à partir du moment où elles lui paraissaient représenter « la voix de l’entreprise ».
Je suis sûr qu’il a réfléchi longuement, et peut-être aussi nuitamment, pour trouver les chemins qui ont permis aux idées de se concrétiser, alors qu’elles paraissaient relever du rêve.