Future Of Work

Entretien avec Alain d’Iribarne sur les modes de vie au travail

Alain d’Iribarne est sociologue du travail, économiste, directeur de recherche au CNRS et président du conseil scientifique d’Actineo (Observatoire de la qualité de vie au bureau) qui publie tous les deux ans depuis 2011 un Baromètre sur les modes de vie des Français au travail.
Dans cette longue interview pour Zevillage, il revient sur des erreurs d’interprétation des résultats de la dernière enquête (notamment à propos de la supposée opposition bureaux fermés/flex office) et prend du recul pour aller aux sources historiques et sociologiques de nos organisations de travail qui reflètent les approches des entreprises pour capter la valeur.
A méditer avant de se lancer dans un projet de transformation des espaces de travail.

Zevillage : Dans le baromètre Actineo 2019 sorti en avril, vous observez que les salariés font de plus en plus le lien entre la qualité de vie au travail et l’espace de travail. Mais en même temps, ils se montrent insatisfaits des espaces de travail existants. Comment expliquer ce décalage, cette différence ?

Alain d’Iribarne : La réponse est double. D’abord, le fait qu’on fasse un lien entre la qualité du travail et les espaces de travail ne dit pas quelle est la nature de ce lien. Il mesure simplement le degré d’importance de la liaison. Cela est d’autant plus intéressant à prendre en considération que la comparaison avec les résultats de l’enquête de 2017 montre qu’il a eu une tendance à un renforcement de ce lien entre les deux dates.

Cela est particulièrement vrai pour la santé et de bien-être pour qui, avec respectivement 50% et 48%, l’importance déclarée des liens est à la fois la plus forte et la plus accrue entre les deux dates: + 5%.

D’une certaine façon, à l’opposé, on fait le même constat en ce qui concerne les aspects relationnels au travail, que ce soit les relations avec les collègues ou avec les personnes encadrées. En effet, pour ces deux dimensions qui présentent des importances de relations plus faibles avec respectivement 39% et 34%, on constate un renforcement de la relation déclarée de 4%.

Cependant, le constat fait de la force exprimée de la liaison ne veut pas dire que cette liaison est nécessairement positive. Elle indique seulement aux employeurs les dimensions sur lesquelles ils auront à être particulièrement attentifs en matière d’aménagement des bureau dès lors qu’ils seront préoccupés par le bien-être au travail de leurs collaborateurs, voir plus prosaïquement de leur QVT.

Ces premiers résultats des enquêtes d’Actineo montrent simplement qu’en la matière, les questions de santé et de bien-être au travail deviennent incontournables.

Zevillage : Mais moins d’un quart d’actifs interrogés jugent leur lieu de travail très bien adapté à leurs besoins c’est peu quand même ?

Alain d’Iribarne : Reste à savoir où sont les satisfactions et les insatisfactions, ces dernières étant un bon indicateur des domaines où des efforts ont été faits par les employeurs en matière de QVT et ceux où des efforts restent à faire.

De ce point de vue, même si seulement 63% des répondants à l’enquête trouve que leurs employeurs portent une attention suffisante à leur bien-être au travail, ces derniers indiquent à 87% qu’ils sont globalement satisfaits de leur QVT avec une progression de 7% par rapport à 2017.

Et si l’on prend en considération les seules réponses extrêmes qui sont les plus signifiantes, on voit que 24% des répondants sont très satisfaits alors que les très insatisfaits ne sont que 3%.

A ce niveau global on est donc loin de ce qui est souvent dit en la matière et c’est pourquoi, pour mieux cerner la nature des problèmes, on est rentré avec l’enquête dans une analyse beaucoup plus serrée de la question.

C’est ainsi qu’en centrant nos analyses sur les seuls « très satisfaits », on peut constater qu’en matière de relations de travail avec les autres, on a 28% de très satisfaits pour les relations avec les collègues et 21% pour la possibilité d’échanger et de travailler avec d’autres personnes.

De-même, en matière de relations hiérarchiques, on a 27% de très satisfaits en ce qui concerne la relation aux personnes encadrées, mais seulement 20% dans les relations à ses managers ce qui montre une nette disymétrie dans ces relations « verticales ».

Cette même dégradation dans les satisfactions peut se constater quand on aborde la question de la possibilité de s’isoler. Dans ce cas, le niveau de très grande satisfaction tombe également à 20% alors qu’avec 59% de très grande satisfaction, les dirigeants sortent du lot. Ce qui s’explique par le fait qu’ils travaillent beaucoup plus que la moyenne dans des TPE avec des bureau individuels fermés et avec des temps de trajet au travail beaucoup plus limités.

Cette remarque permet de sortir des immeubles de bureau où les actifs travaillent pour s’intéresser à leur environnement urbain. Là encore, si avec respectivement 29% et 27% on peut constater des satisfactions relativement élevées en matière de localisation géographique et de sécurité du quartier. Avec 18% seulement de très satisfaits on peut constater un net décrochage quand on aborde la qualité de vie autour de l’entreprise, c’est à dire la présence de cafés, de restaurants et autres commerces.

Le plus intéressant peut-être à ce stade est qu’avec seulement 15% c’est avec la possibilité de télétravailler qu’on trouve le moins de très satisfaits.

Ce score plutôt médiocre s’explique en grande partie par une demande des collaborateur qui est supérieure à ce que les employeurs tendent à accepter.

Enfin, si on prend un autre critère d’appréciation, on voit qu’à raison de 46%, les actifs travaillant dans des bureau se déclarent stresses et 42% déclarent que leur travail manque de sens.

Pour résumer ici, l’essentiel est peut-être ce message envoyé aux employeurs en matière d’insatisfaction au travail : celui du lien qui apparaît entre le niveau d’insatisfaction et les possibilités d’absentéisme. En effet si 32% des actifs travaillant dans des bureau déclarent ressentir un besoin de s’arrêter alors qu’ils ne sont pas malades, ce pourcentage monte à 54% chez les « insatisfaits » et à 59% chez les « très insatisfaits » ce qui est absolument considérable en soi et au regard de tous les autres chiffres.

Zevillage : Face à la tendance actuelle en matière d’immobilier de bureau qui consiste à favoriser des open space et la multiplication de postes de travail non dédiés, les répondants à l’enquête d’Actineo semblent privilégier le bureau individuel fermé comme bureaux idéal. Que doit on en penser ?

Quand on demande aux actifs qui travaillent dans des bureaux quel serait leur espace de travail idéal, en contradiction avec les grands mouvements actuels, la réponse largement dominante avec 45% des répondants en premier choix est un poste de travail dédié dans un bureau individuel fermé.

Loin derrière avec 19% de premier choix et 19% de deuxième choix, on trouve un poste de travail dédié dans un bureau collectif de petite taille.

Et juste après, avec 13% en premier choix et à nouveau 19% en deuxième choix on trouve un poste de travail dédié dans un espace ouvert, avec des bulles de confidentialité des salles de réunion de proximité en libre accès, ce qu’avec Actineo on a appelé des « open space intelligents » car permettant de choisir son lieu de travail en fonction de ses besoins fonctionnels.

Ce n’est qu’ensuite, avec 10% de premier choix et 16% de deuxième choix qu’arrive l’idéal de travailler en télétravail à domicile.

Comment interpréter ce premier ensemble de réponses ? Tout simplement, il met en évidence la nette préférence des Français pour les postes de travail dédiés associés à des bureaux fermés suivant le grand modèle bureaucratique, aujourd’hui jugé largement archaïque par les aménageurs poussés par les directions d’entreprises.

Il montre également une ouverture sur les open space à la condition qu’à nouveau les postes de travail restent attribués et qu’ils soient environnés de lieux où il est possible de converser, de téléphoner et de facilement se réunir autant que de besoin sans déranger personne.

En fait, on voit que tout à fait logiquement, ils veulent des aménagements qui permettent de lever les critiques majoritairement faites aux open space classiques : trop de bruits et de difficultés pour se concentrer.

Il montre également, qu’une éventuelle idée d’économiser massivement des m2 de bureau en faisant travailler les collaborateurs exclusivement en télétravail a toute les chances de rencontrer une solide résistance. Ce qui est demandé en effet, comme on va le voir avec la suite des réponses à cette question, est un mixte entre travailler à distance et en présentiel.

Ainsi, un examen attentif des autres appréhensions de ce que serait un bureau idéal vient nettement corriger cette vision très statique – cette idée de refus du changement – dans la mesure où toutes ces attentes réunies associant à des postes de travail non dédiés une grande variée de lieu, que ce soit des open space de grande taille, des locaux autres de leur employeurs, des tiers-lieux ou leur domicile, représentent quelque 14% de réponses de 1er rang et 34% de celles de 2e rang.

Ainsi regroupés, les postes de travail non dédiés – le fameux flex office –, viennent en troisième préférence – avant les open space -, mais dans une perspective d’espaces de travail élargi au-delà de son immeuble de bureau, dans une perspective de nomadisme.

Toutefois, cela ne signifie nullement un plébiscite des tiers-lieux, puisque travailler sans poste de travail dédié dans un tiers-lieux arrive en dernier rang de ce qui serait souhaité en cas de libre choix avec seulement 1% des réponses de 1er choix et 6% de 2e choix.

St on poursuit l’analyse en prenant en compte non plus les seuls lieux de travail mais aussi le temps, il est intéressant de constater que les répondants à l’enquête veulent en priorité, pour augmenter leur bien-être et leur efficacité au travail, pouvoir choisir plus librement l’aménagement leur temps de travail dans la semaine à raison de 32%. Nettement devant la possibilité de choisir plus librement son lieu de travail selon ses besoins qui ne représente que 25% en dépit d’une progression de 5% par rapport à l’enquête de 2017.

Ainsi voit-on combien, en prolongement de ce qui précède, les actifs français travaillant dans des bureau sont finalement prêts à remettre assez substantiellement en cause ce fameux modèle construit sur une unité de temps et de lieux ayant comme base un poste de travail dédié dans un bureau fermé, mais à la condition qu’ils y trouvent leur compte en terme d’une plus grande flexibilité mobilisable à leur profit, ce qui est loin d’être au goût de leurs managers, surtout dans les grandes entreprises et administrations.

Zevillage : C’est donc une révolution plus qu’une évolution ?

Alain d’Iribarne : C’est selon. Tout dépend de la trajectoire passée de l’entreprise ou de l’administration concernée. On voit en effet qu’avec un affaiblissement régulier de la place des bureaux fermés et une augmentation des bureaux collectifs ouverts on a un grand mouvement, très net, qui s’opère.

On voit également qu’en prolongement de ce mouvement vient se greffer un mouvement en faveur des postes de travail non dédiés qui se traduit par un développement des flex office et, concomitament, des espaces de coworking, qu’ils soient ou non des tiers-lieux.

Cependant, ces évolutions s’inscrivent dans un mouvement nettement plus large mais mal perçu en raison d’une focalisation sur les seuls immeubles de bureau. Il s’agit de ce qu’on appelle le nomadisme.

Avec ce mouvement, de multiples nouveaux lieux de travail devenus légitimes se font jour, comme par exemple les autres immeubles de bureau de son employeur et son domicile au-delà du télétravail, mais aussi les hôtels et cafés ou les transports en commun.

On comprend mieux dès lors pourquoi dans ce grand mouvement de multiplication des lieux de travail légitimes, les actifs interviewés souhaitent avant tout pouvoir mieux choisir l’aménagement de leur temps de travail dans la semaine.

Ils veulent bien de la flexibilité de lieux mais conjuguée à une flexibilité de temps – qu’il ne faut pas confondre avec une réduction du temps de travail -, dans une perspective « gagnant-gagnant » pour reprendre un terme à la mode.

On ne peut donc pas vraiment dire qu’il y a un refus de changement. En revanche, il y a effectivement une résistance qu’on pourrait interpréter par le fait que les actifs concernés par ces mouvements n’y trouvent pas leur compte ou craindraient de ne pas le trouver.

Avec un peu de recul, on peut considérer que les répondants à l’enquête sont cohérents dans leurs réponses. D’une certaine façon, ils considèrent que leur bureau est leur outil de travail, et ils demandent de disposer d’un outil à la hauteur de ce qui est attendu d’eux en terme d’efficience économique, mais aussi en terme de qualités pour leur permettre de bien travailler. Ce qui suppose de disposer d’une bonne qualité de vie.

D’une certaine façon, à travers cette demande, ils prennent leurs employeurs au piège de leurs propres discours.

Une bonne illustration de l’inadaptation de l’outil disponible aux besoins des collaborateurs apparait avec les fameux flex office et leurs postes de travail non dédiés. La majorité des situations actuelles correspond au « premier arrive premier servi » sans qu’il soit possible de réserver à l’avance un lieux de travail qui soit en harmonie avec le travail qu’on doit faire d’un point de vue aussi bien individuel que collectif.

Donc chacun prend ce qui est libre avec au mieux une application qui permet de s’informer sur les positions de travail libres.

Or ce qui est vendu par les employeurs à leurs collaborateurs avec les nouvelles formes d’espace de travail dans leur immeuble de bureau est qu’ils y trouveront doublement leur compte par le fait qu’ils pourront librement choisir leur lieu de travail en fonction de leurs besoin pour bien travailler Du coup on comprend mieux pourquoi les collaborateurs peuvent être réticents au flex office.

Quand on leur dit : « Vous arrivez le matin et vous prenez la place qui est libre » et que la place libre n’est pas la place dont ils ont besoin pour pouvoir bien travailler au moment où ils viennent sur le lieu de travail, on peut comprendre leur mécontentement.

Or, on sait qu’à défaut de disposer de ce qu’on peut appeler des immeubles de bureaux intelligents, il existe des applications qui permettent aux collaborateurs de gérer de manière prévisionnelle l’usage de leurs lieux de travail en fonction de leurs besoins, ce qui à la fois les rassure et leur permet une meilleurs efficience.

D’une certaine façon, on trouve de nouveau un peu avec les flex office les même erreurs que l’on a pu observer au début des open space. C’est-à-dire qu’au lieu de réfléchir en terme d’usagers et d’usages, avec un open space comme étant une composante d’un ensemble systémique d’outils dont dispose le collaborateur dans une perspective globale homme/machine, on a réfléchi outils et de façon fractionnée.

De ce point de vue, on a le sentiment d’un processus d’apprentissage chez les concepteurs des équipements de immeubles de bureaux qui n’est pas à la hauteur des enjeux.

Toutefois, une telle perspective suppose que tous les collaborateurs concernés soient équipés de smartphones et soient capables d’utiliser convenablement l’application.

Ce constat permet, au passage, de voir combien à mesure que les espaces de travail s’élargissent et se diversifient. La qualité et la pertinence des système informatiques deviennent un enjeux de plus en plus importants, y compris dans la façon dont les collaborateurs seront connectés au système informatique de leur entreprise dans le cadre d’une entreprise plus que jamais conçue comme un système organisationnel élargi.

On voit bien également que cette multiplication des lieux et temps de travail entraine une déstabilisation des modalités d’usage des lieux de sorte qu’il n’est plus possible en ce qui les concerne de se focaliser sur des usages en terme de stocks mais contraint à les aborder en terme de flux.

Zevillage : Vous précisez souvent « les Français ». Y aurait-il pour vous une singularité culturelle française à propos de l’entreprise ?

Alain d’Iribarne : Oui, incontestablement. C’est ce que donnent tous les travaux un peu sérieux de comparaisons internationales et c’est ce qu’a confirmé l’enquête Actineo de 2014 qui avait comparé la France avec cinq autres pays européens : l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède.

Notre construction macroculturelle, qu’elle soit ou non en renouvellement, vient structurer les comportements et les rapports sociaux dans les entreprises comme dans toute autre institution, quelle que soit leur nature ou leurs finalités. Elle s’impose au monde du travail.

Un tel constat a pour conséquence que, contrairement à une tendance assez bien portée, il ne suffit pas d’aller faire un tour à l’étranger pour en rapporter les bonnes recettes de conception et d’aménagement. Il faut en comprendre avant tout les conditions de performance et voir comment les transposer dans le cadre de la prégnance culturelle française.

Un tel travail suppose de comprendre sa construction sociétale et sa dynamique dans une perspective historique de moyen/long terme. Et, de fait, quand on regarde avec un certain recul les résultats des diverses enquêtes d’Actineo depuis leur début en 2013, c’est ce grand mouvement sociétal qu’on peut observer en filigrane avec cette remise en cause actuelle de notre construction sociétale historiquement fondée sur une unité de lieu et de temps.

Les évolutions paradigmatiques et sociétales actuelles avec la remise en cause des postes de travail dédiés et les bureau individuels fermés déstabilisent beaucoup cette référence qui offre un système de repères très stable. Et on comprend tous les efforts qui peuvent être faits pour maîtriser le plus possible les nouveaux aléas des lieux et des temps en raison d’une forte préférence pour la stabilité associée à une forte aversion aux risques.

Les collaborateurs disent vouloir garder la maîtrise du nouvel agencement de leurs espaces de travail et des façons d’y travailler. Cela est vrai pour tous les niveaux hiérarchiques y compris les managers attachés aux attributs de leur statut de cadre plus ou moins supérieurs.

Toutefois, dans ce grand mouvement qui déstabilise l’entreprise, la motricité vient des entreprises elles-même qui entendent imposer des nouveaux modes de travail à tous leurs collaborateurs pour répondre aux nouvelles attentes des jeunes consommateurs et des « jeunes talents », ces fameux millennials qu’elles veulent toutes attirer et garder le mieux possible.

Dans la pratique, la déstabilisation a été lancée par les entreprises dont les collaborateurs en place n’étaient pas vraiment demandeurs. Mais, à partir du moment où ce mouvement a été lancé, les collaborateurs concernés se sont lancés de façon classique dans un processus d’apprentissage d’usage de ce nouvel outil de travail dont ils ont pu apprécier les vices et les vertus en fonction de leurs configuration et de leurs adéquations avec leurs usages.

Ils font un apprentissage pour voir comment ils peuvent tirer profit de ce qu’on leur impose. Et, de façon classique, à mesure de leurs apprentissages d’usages, leurs opinions évoluent mais leurs exigences aussi.

Zevillage : Que dire maintenant en matière de qualité de vie au travail, la fameuse QVT ?

Alain d’Iribarne : D’une façon générale, je pense qu’on peut faire l’hypothèse, sans trop risquer de se tromper, que tous les actifs au travail sont à la recherche d’un mode de vie de pas trop mauvaise qualité avec des exigences accrues pour les plus jeunes.

Ces derniers veulent une qualité qui combine à la fois la vie au travail et la vie hors travail y compris leur vie sociale au sein du couple. A travers ces nouvelles aspirations qui tendent à s’étendre à leurs aînés, on comprend pourquoi les actifs travaillant dans des bureaux demandent à être plus maître de l’agencement de leur temps. L’intéressant est que si ce sont au départ les femmes mères d’enfants en bas âge qui ont été les première demanderesses des aménagements de ce temps, c’est tout-à-fait logiquement qu’elles ont été les premières à se dire que le télétravail était peut être intéressant pour elle.

A partir d’elles, la demande de pouvoir être partiellement en télétravail s’est élargie pour s’étendre aujourd’hui aux hommes, entre autre ceux des nouvelles générations dont les attentes de vie se rapprochent de celles des femmes.

On a ici un mouvement sociétal qui est net et dont on ne voit pas bien comment il pourra être remise en cause à moyen terme même si les conditions économiques venaient à se dégrader. Les risques de se tromper son faibles car c’est un mouvement lourd de transformation de notre société.

Zevillage : Peut-on dire que la culture et la représentation sociale transforment le monde ?

Alain d’Iribarne : Je pense que oui et c’est pour cela que j’invite toujours les managers à s’intéresser à l’histoire longue des sociétés où ils travaillent et d’inscrire les organisations dont ils ont la responsabilité dans les évolutions de société.

Il est clair en ce début de XXIe siècle qu’on on est entré dans un de ces mouvements charnière de l’histoire avec des transformations de nos sociétés probablement équivalentes à ce qui a pu se passer dans le période de transition de la fin du Moyen-Age, au début de la Renaissance avec sa vague d’innovations techniques. Le travail philosophique qui a commencé à couper le lien entre le spirituel et le temporel et cette grande crainte d’une fin du monde proche suivant une vision apocalyptique.

Avec moins d’ambition, c’est également clair par rapport à l’organisation de la société industrielle et bureaucratique qui a atteint son apogée au XXe siècle avec ses grandes organisations hiérarchiques et fonctionnelles, ses informations qui circulaient de bureau à bureau, enfermées dans des parapheurs et ses lignes hiérarchiques sans fin accumulant ses chefs, sous-chefs et sous-sous-chefs sans oublier les adjoints.

L’intéressant ici est que c’est cette organisation qui a permis à la France d’être si performante dans sa période de reconstruction d’après-guerre et durant les « Trente glorieuses ». Cette performance ayant été rendue possible en raison de la congruence établie entre ce modèle organisationnel, le fondement des affaires et les attentes liées à dynamique de la construction sociétale française.

A l’inverse, le modèle actuel d’aménagement des espaces de travail de type open space est peu congruant avec cette construction sociétale française, le bureau individuel fermé concentrant la double logique du territoire et de la symbolique des rangs.

Elle est inverse de celle des anglo-saxons et singulièrement des britanniques. C’est probablement pourquoi on trouve dans les immeubles de bureau londoniens un grand nombre de grands open space qui sont de plus bien acceptés.

Une des explications avancée pour comprendre cet écart avec la France est la façon dont les jeunes Anglais de la bonne bourgeoisie sont éduqués aussi bien chez eux que dans leurs collèges avec des dortoirs et du travail en étude.

Il en résulte une bonne socialisation collective dans des espaces communs avec un bon apprentissage du respect de la tranquillité des autres dans un espace commun. Ce qui, le moins qu’on puisse dire, n’est pas la base de l’éducation française. Apprendre à ne pas faire de bruit pour ne pas gêner les autres…

Si on veut aller plus loin dans cette veine d’analyse, on voit que les évolutions des espaces de travail viennent questionner les constructions de base du rapport à moi et aux autres, du moi et de nous dans nos rapports avec l’espace.

Et ce n’est pas pour rien que les aménageurs cherchent à réinventer les notion d’Agora ou de lavoir au village. Dans la mesure où ils sont à la recherche de lieux de socialisation et d’échanges informels et conviviaux, ils essayent de réinventer des référents qui prennent leurs racines dans les sociétés villageoises qui ont fondé la stabilité de la société française jusqu’à un passé récent.

De plus on ne peut pas comprendre tout ce qui se passe autour des évolutions actuelles des espaces de travail si on ne comprend pas que la société française est foncièrement une société agricole, d’agriculteurs et non pas de pasteurs.

Or on sait que la première chose que font les agriculteurs quand ils arrivent quelque part est de mettre des clôtures pour délimiter leurs prés carrés. Il en résulte un conflit standard qui existe dans toutes les sociétés agro-pastorales sachant que c’est le nomade qui perd toujours car c’est celui qui a un territoire clos qui a le pouvoir.

Il en va différemment dans les pays marchands comme l’Angleterre ou les Pays-Bas qui ont construit une grande partie de leur richesse sur le commerce et la finance, ces activités impliquant de fonctionner collectivement dans ces espaces ouverts que sont les marchés et les voies commerciales.

Zevillage : Les évolutions actuelles de la morphologie des bureaux s’inscriraient-elles donc dans une nouvelle étape des luttes historiques pour l’appropriation de la valeur ?

Alain d’Iribarne : Oui car elles s’inscrivent non seulement dans le combat ancestral précité entre les nomades et les sédentaires, mais aussi entre tous les deux qui sont des producteurs fixés au sol et les commerçants qui font circuler les marchandises.

Le fait pour ces derniers d’être en position d’intermédiaires les met dans une position privilégiée pour capter de la valeur. Dans ce sempiternel combat pour s’approprier de la valeur, celui qui est le mieux placé est le marchand d’autant plus qu’il devient également financier.

De ce point de vue si l’on regarde l’histoire longue du capitalisme en Europe à travers le prisme du grand historien français Fernand Braudel, il est possible d’en tirer des enseignements tout à fait pertinents pour lire les mouvements économiques actuels. Aussi bien au niveau macro planétaire que micros industriel, les deux fonctionnant en étroite synergie.

Il nous enseigne en effet qu’au départ l’espace européen dominant était constitué par la Méditerranée autour de laquelle se concentrait le commerce avec ses grands ports marchands tels que Gênes, Venise ou Dubrovnik et ses grandes places financières comme Florence avec les banquiers Lombards.

Il nous enseigne également qu’à mesure que le monde s’élargit au continent asiatique – à l’orient -, ce sont les Hollandais qui ont pris la suite avec Amsterdam et Rotterdam et grâce à une plus grande maîtrise des techniques de navigation, à l’emprunt aux Florentins de la lettre de change et surtout à l’invention de la prise des bateaux et des cargaisons à « parts ». Ce qui leur a permis de mutualiser les risques et donc de limiter ces risques de pertes par rapport à la technique dominante consistant à armer bateau par bateau. Au service de leur toile commerciale, ils fondent des comptoirs comme autant de places relais.

On connait la suite : les Anglais prennent le relais en raison de leurs avancées dans la mise en place du monde industriel en s’appuyant sur un nouveau flot d’innovations techniques, associé à une domination des voies navigables dans un monde élargi aux Amériques. Ainsi que sur la constitution d’un vaste empire colonial avec comme coeur de cette nouvelle toile ses ports, ainsi que Londres et la City comme place financière.

On sait aussi, comment à la suite des deux dernières guerres mondiales, les Etats-Unis d’Amérique s’appuyant sur la puissance monétaire que représente le dollar et la puissance financière représentée par New-York et ses bourses ont pris le relais dans la domination de l’Espace monde. En siphonnant la valeur initialement produite et captée par le système britannique à l’aide de la mise place de leurs propres réseaux d’échanges et leurs banques.

Si on accepte de s’appuyer sur une telle perspective, il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre ce qui est en train de se passer au niveau de macro économico-politique. On assiste tout simplement à une nouvelle étape dans la configuration de l’espace-monde avec une montée en puissance de l’Empire chinois au détriment de l’Empire américain.

Les Chinois ayant très clairement annoncés leur intention d’être des acteurs majeurs dans le nouvel agencement mondial en cours d’émergence en reprenant la place qui était la leur avant l’avènement de la société industrielle dominante.

Au service de cet ambition, il est particulièrement intéressant de constater que les Chinois mettent tout simplement à leur profit toutes les vieilles recettes qui ont permis aux empires précédents de monter en puissance aux détriment des autres : capitation et productions d’innovations technologiques, mise en place d’une puissance financière, création d’une dissymétrie dans les échanges entre importations et exportations. Et enfin, constitution d’une vaste toile commerciale mondiale achevant la mise en place du dispositif de domination dans les chaines de valeur comme le montre très clairement la mise en place progressive du projet des routes de la soie.

En fait, ils ne font que reprendre la logique historique du chemin de la domination par le contrôle de la valeur tandis que l’Union européenne, associant incapacité politique et candeur naïve, regarde passer les trains.

Quand on veut bien y regarder de près ces propos qui pourrait paraître comme un détour important par rapport à notre objet principal qui est la transformation de paradigme productif dans laquelle vient s’encastrer nos évolutions des espaces de travail, on se trouve dans la réalité au coeur de notre objet avec les luttes pour l’appropriation de la valeur et la nécessité pour vaincre dans cette lutte de parvenir à contrôler la place centrale d’intermédiation dans les chaines de valeur.

C’est ce qu’ont très bien compris toutes les plateformes d’intermédiations qu’elles relèvent du e-commerce avec la figure emblématique d’Amazon – voir Alibaba -, ou de tous les autres domaines d’application tels que Uber, Blablacar, Airbnb et autre Meetic.

Toutes, avec des formes diverses, sont des plateformes d’intermédiation sur Internet qui sont autant de places de marché sans limites géographiques et avec comme seules limites les capacités de connexion.

On comprend dès lors les luttes autour de ce coeur avec la volonté d’un coté de contrôler les formes nouvelles de transports logistiques avec les conteneurs associés au « dernier kilomètre » dans une gestion à flux de plus en plus tendue et de l’autre les réseaux numériques de plus en plus étendus et à débits de plus en plus élevés, aujourd’hui 4G et demain 5G.

En fait, on voit bien qu’est en train d’émerger avec force un paradigme productif dominé par des innovations poussant à l’instauration de sociétés de liquidité avec une volonté de créer des services de plus en plus personnalisés pour engendrer le plus de valeur marchande possible.

Et c’est bien ce qu’on retrouve dans la dynamique des espaces de travail avec les open spaces, les flex offices et le nomadisme.

En fait face à la mythologie que représente toute la théorie économique à fondement libéral de la concurrence pure et parfaite, la réalité est que les entreprises rêvent toutes de se trouver le plus possible en situation de monopole ou du moins en situation de force suffisante pour bloquer toute tentative d’entrer sur leurs marchés.

Les entreprises, comme les pays, n’ont jamais été libérales, sauf pour les autres, d’où l’intérêt de raisonner en terme de rapports de domination avec des situations asymétriques.

Un des intérêt d’un tel raisonnement est qu’il permet d’introduire à tous les niveaux les problèmes de régulation et donc des institutions et instances de gouvernance en particulier quand les situations de domination sont jugées trop fortes par les pouvoirs politiques.

On le voit par exemple très bien actuellement avec les réactions qui commencent à se faire face au pouvoirs de plus en plus exorbitants des GAFA. Mais on sait qu’un problème équivalent s’est posé au moment de l’énergie fossile quand les société Rockefeller et consorts sont devenus tellement dominants sur la production du pétrole que les pouvoirs publics américains appuyés sur les lois anti-trust ont décidé d’intervenir pour casser ses situations de domination.

La seule question qui se pose aujourd’hui est de savoir à quelle vitesse les situations de domination des GAFA vont être cassées et suivant quelles modalités.

Zevillage : Mais avec les innovations qui vont tellement vite n’est-il pas difficile d’avoir des situations monopolistiques stables pour toujours ?

Alain d’Iribarne : Tout cela est une question de stratégies, de capacité à les concevoir et de capacité à les mettre en oeuvre avec succès. Or on voit bien qu’avec leurs trésors de guerre amassés, ces entreprises qui ont tout à fait compris les leçons du passé, ont des dépenses de R&D fantastiques et procèdent constamment à des rachats de start-up plus ou moins avancées.

Elles déplacent constamment leurs centres de gravité dans une guerre de mouvements qui rend extrêmement difficile la remise en cause de leur domination par la seule vertu de la concurrence.

Ce serait plutôt l’inverse avec leurs politiques d’acquisition qui combinent des rachats précoces de start-up prometteuses à des coûts limités (elles peuvent les élever elles-mêmes dans des incubateurs) et des prises de risques élevées avec des start-up ayant réussi et qui, coûtant de ce fait une fortune, ne sont accessibles qu’à un nombre limité d’acteurs.

D’une certaine façon, on revient ici à nos espaces de travail avec la distinction que nous avons retenue dans notre enquête d’Actineo entre espaces de coworking, fablabs et incubateurs. On voit en effet comment les fablabs et les incubateurs, quoique moins rapidement que les espaces de coworking, sont en train d’être internalisés par les entreprises dans leurs immeubles de bureaux.

Dans le cadre de ce paradigme de l’innovation, elles tendent à implanter dans leurs locaux des espèce de cellules d’innovations. Cela semble vrai pour nombre de secteurs y compris pour les banques qui sont tétanisées par la crainte de l’arrivée des Gafa où de Fintech susceptibles d’introduire dans leur secteur des techniques ou des services de rupture.

Et c’est aussi face à ces craintes qu’elles cherchent comme d’autres à attirer des « talents » en se donnant une image de modernité et d’innovation.

En fait, à nouveau, face aux innovations, il y a deux stratégies possibles qui ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients : celle d’être first moover en prenant le risque d’essuyer les plâtres mais en ayant la chance de faire le trou par rapports aux suiveurs. Et celle d’être challenger ce qui permet de limiter les frais mais au risque d’être dépassé voir d’être sorti du jeu.

A chacun de prendre ses risques, sachant que souvent ce sont les challengers qui ramassent la mise.

D’une certaine façon, il me semble qu’on oublie peut être un peu trop vite que l’économie de l’innovation est génériquement une économie du risque et de l’incertitude avec des gagnants et des perdants, en particulier ceux qui ont des compétences jugées obsolètes et sont donc susceptibles de perdre leurs emplois. Pour eux, elle ne peut qu’être anxiogène avec la question : A qui le tour ?

C’est donc pour eux une économie génératrice de mal-être qui vient percuter des demandes sociales de bien-être pour tous. On revient ainsi à une question de toujours qui prend simplement une force nouvelle et peut-être plus brutale et structurelle : une déstabilisation des ordres et des repères sociaux à travers les brouillages de repères de lieux et de temps. Avec cette augmentation de la liquidité du fonctionnement de la société, liquidité accrue par la tendance à louer des usages plutôt qu’à posséder des ressources.

Une des tendances observées est en effet de disposer de lieux de travail dédiés qui ne seront pas des lieux propriétaires mais sont des lieux loués. Avec des baux de courtes durées comme l’attestent les succès des espaces de coworking dont les baux de court terme se négocient avec des géométries variable au gré des besoins ressentis.

Or, on sait que cette liquidité a comme conséquence de rendre les repères instables et donc beaucoup plus difficiles à établir et surtout à maintenir par des milieux sociaux qui ont besoin pour survivre d’une bonne stabilité.

Pour les entreprises et plus largement pour toutes les organisations productives, on voit bien que les mouvements impulsés à travers les transformations des espaces de travail entrainent des besoins en compétences nouvelles : celles qui rendent capable de vivre et de travailler sereinement ensemble dans un univers instable et en continuelle réorganisation

Et l’on comprend aussi pourquoi on voit émerger avec force des demandes nouvelles de solidarité et de « vivre ensemble » au delà du « travailler ensemble », tandis que si les immeubles de bureau tendent à évoluer vers des configurations de « hub » on comprend pourquoi les espaces de coworking sont appréciés et le « tout télétravail » largement rejeté.

Ces dernières sont en quelque sorte génériques à la rencontre des deux dynamiques paradigmatique et sociétales et représenteraient des productions d’anticorps destinés à rendre socialement acceptables les mouvements économiques qui font violence à un grand nombre d’actifs au travail et pas seulement dans des bureaux.

Et c’est peut-être là qu’on trouves les clivages sociaux les plus forts entre les âges et les catégories éducatives qui expliqueraient le mieux les mouvements sociaux au sein de la société française. Ils seraient tout simplement le fruit du réajustement actuel de la tectonique des plaques économico-sociales de notre histoire longue. Avec tous les soubresauts associés que l’on connait.

Site web d’Actineo

Xavier de Mazenod

Fondateur de la société Adverbe spécialisée dans la transition numérique des entreprises et éditeur de Zevillage.

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Un commentaire

  1. Dans une telle étude avons nous une approche plus fine qui permet d’apprécier les réponses par classes d’âge. Je pense que nous pourrions constater un clivage dans les attentes des différentes générations au travail.
    J’observe pour ma part un écart entre ceux qui veulent le bureau fermé et ceux qui préfèrent l’espace ouvert.

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