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Bonheur au travail : ne pas jeter le babyfoot avec l’eau du bain

L’idée de bonheur au travail a été popularisée par le documentaire éponyme diffusé sur Arte en 2014. Depuis, cette notion de bonheur compte des partisans et des détracteurs aussi virulents les uns que les autres. Après une phase d’engouement, on a pu observer un retour de bâton et une vague de « bonheur bashing ». Alors, le bonheur au travail, paradis terrestre ou enfer totalitaire ?  Il nous a paru utile de résumer la situation pour tirer un bénéfice du passage de cette mode et de ses critiques. Et de voir ce que l’entreprise pouvait en tirer de positif.

Du côté des défenseurs du bonheur, on fait le constat du malheur et du mal-être en entreprise : bullshit jobs, stress, burn out, manque de sens dans son travail, désengagement (la France fait partie des champions du monde du désengagement).

Le malheur au travail

Le documentaire d’Arte a également fait connaître au grand public le concept d’entreprise libérée imaginé par Isaac Getz. Là aussi une observation critique des dysfonctionnements de l’organisation du travail (silos, management vertical, déresponsabilisation…) a amené une série de solutions mal comprises par ses adversaires ou exagérées par le fan club du professeur de l’ESCP.

Pour Isaac Getz, l’entreprise libérée est loin d’être une l’organisation « plate», sans manager, qui stresse les individus sans repères. Pour lui, elle est un environnement dans lequel chacun est traité en tant qu’intrinsèquement égal ; un environnement dans lequel chacun peut se développer ; un environnement dans lequel chacun peut s’auto-diriger.

Mais à partir du constat critique des maux de l’entreprise et du management, on a glissé, dérapé même. De cette critique d’une mauvaise organisation des entreprises ont est passé, parfois, à des extrémités de bisounours. Et c’est là qu’on a commencé à parler de bonheur.

baby foot

Directeur général du bonheur

De cette erreur d’analyse, de ce glissement, est né une mode du bonheur au travail qui a rapidement dérapé en quasi-injonction : vous devez être heureux pour être plus productif. A partir de ce moment-là l’entreprise s’est transformée en clip de Pharell Williams : Clap along if you feel like happiness is the truth.

Et le glissement a continué. A partir d’une démarche d’amélioration des conditions de travail – qui fait partie de l’ADN de beaucoup d’espaces de coworking ou de startups -, on a évolué vers la notion de Chief Happiness Officer (CHO) ou directeur général du bonheur.

A l’origine facilitateurs en charge de la qualité de vie au travail, les CHO ont parfois pris des noms folkloriques, voire ridicules, de « responsables du bonheur » ou même de« maîtresse de maison » comme chez les laboratoires Boiron.

Le pauvre babyfoot est devenu le symbole de ces outrances bonheuristes. Symbole des mesures cosmétiques tape à l’oeil sensées résoudre tous les problèmes d’organisation de l’entreprise décrits au début de cet article.

Une mode dans laquelle se sont engouffrés les vendeurs de bonheur et autres promoteurs de solutions de développement personnel. Proposer des cours de yoga, de méditation ou des massages à ses salariés est une bonne chose en soi. Les obliger à être heureux par une pression morale conformiste – même involontaire -, un peu moins.

Le bonheur passe par la fontaine à chocolat

Dérapages, excès, modes… Et encore, vous avez peut-être loupé certaines animations croquignolesques comme la fontaine à chocolat de cette vidéo:

Mais les Chief Happiness Officer sont loins d’envahir nos entreprises. Selon une étude de Joblift, le nombre d’offres d’emploi de CHO reste très marginal (33 en 2017, 50 en 2018). Et beaucoup de programmes sont inefficaces pour améliorer la qualité de vie au travail. La mode du bonheur au travail n’a jusqu’ici pas convaincu les foules, malgré la surexposition médiatique qui peut nous faire croire qu’elle est partout. Probablement parce que cette solution de règle pas les problèmes réels des organisations de travail, on y reviendra à la fin de cet article.

Mon bonheur m’appartient

Le risque c’est que ces services aux salariés, ces animations, ces événements deviennent une « injonction au bonheur ». Pour Thibaut Bardon, titulaire de la chaire Innovations Managériales à Audencia, «  ces initiatives peuvent être vécues comme des formes de pression au quotidien par certains salariés qui ne souhaitent pas participer à des afterworks ou faire de la gym avec leurs collègues en dehors des heures de travail et qui ne veulent pas confier des éléments de leur vie personnelle à des Chief Happiness Officers censés être responsables de leur bonheur. Ils n’ont tout simplement pas envie de prendre part au folklore quotidien mis en scène par leur entreprise, censé être « fun » et « épanouissant » mais qu’ils jugent infantilisant, artificiel, voire non professionnel. »

Pour la philosophe Julia de Funès, auteur avec Nicolas Bouzou du livre La comédie (in)humaine, méfions-nous de l’instrumentalisation du bien-être des salariés pour les rendre plus performants : « Le bonheur n’est absolument pas une condition de performance, mais une conséquence d’un travail plus autonome, plus libre, plus libéré pour les salariés, avec davantage de sens. Faire du bonheur une condition de performance, c’est se tromper de causalité et tomber dans une dangereuse injonction au bonheur ».

Une boutique pétillante de joie

De leur côté, Eva Illouz et Edgar Cabanas, les auteurs de Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, l’autre livre médiatisé de critiques du bonheur au travail, estiment qu’il existe une intention commerciale de la part des marchands de bonheur. Et même une injonction sociale et morale de rechercher à tout prix le bonheur personnel et la réalisation de soi dans toutes les sphères de notre vie, « et ce par la consommation de «marchandises psychologiques» (des livres, thérapies, applis, coaching, etc., NDLR). Cette injonction permet d’exercer une nouvelle forme de pouvoir dans les entreprises et même dans l’armée. »

Vous doutez de cette invasion de marchandises psychologiques dans nos vies privées et professionnelles ? Je découvre encore ce matin l’annonce du lancement d’une boutique par Marie Kondo, gourou du bonheur par le rangement avec son best seller, La magie du rangement, qui allie méthode pour se débarrasser de nos objets superflus et développement personnel. Elle annonce ne vendre dans sa boutique que des objets « pétillants de joie ».

Assez de marchandises psychologiques

Julia de Funès, de nouveau, part en croisade dans un nouvel ouvrage, Développement (im)personnel, contre les abus du développement personnel, de la psychologie positive et de l’usage des coach :

Le risque de cette « injonction du bonheur » est double. Tout d’abord, certains salariés entrainés par cette dynamique du bonheur risquent de trop s’impliquer dans leur travail, avec des risques de burn out en cas d’excès.

Le second risque est la mise à l’écart des salariés n’acceptant pas cette injonction au bonheur : vous ne voulez pas être heureux, ce n’est pas corporate. Et quand on n’est pas corporate on risque le placard ou la porte…

Mais le pire est probablement ailleurs. Mon employeur n’est pas chargé de faire mon bonheur. Cette ambition est totalitaire : ma vie – et mon bonheur – m’appartiennent. Même avec les meilleures intentions du monde, vouloir faire mon bonheur en entreprise (avec ou sans arrière-pensée) n’est pas légitime.

D’autant moins qu’un traitement unique de tous les salariés est inapproprié : tous ne veulent pas la même chose, ne veulent pas s’impliquer de la même manière, ne souhaitent pas forcément la même autonomie.

Et après le bonheur on fait quoi ?

Alors, une fois faite la critique de cette mode bonheuriste, que fait-on pour régler les problèmes de l’entreprise qui sont toujours là malgré l’énergie du CHO et le travail du coach : organisation en silo, management vertical, manque de communication, déresponsabilisation, stress, manque de sens, fatigue, absentéisme, burn out… ?

La happy attitude n’en est pas venu à bout, il est temps de reparler des vraies solutions.

D’abord, améliorer la qualité de vie au travail des salariés est très positif et peut même être décidé et mis en place avec leur participation.

Tout d’abord, l’entreprise a des obligation en matière de Qualité de vie au travail (QVT) fixées par l’accord national interprofessionnel de juin 2013 qui précise le champ d’application dans son préambule :

«  La qualité de vie au travail vise d’abord le travail, les conditions de travail et la possibilité qu’elles ouvrent ou non de « faire du bon travail » dans une bonne ambiance, dans le cadre de son organisation. Elle est également associée aux attentes fortes d’être pleinement reconnu dans l’entreprise et de mieux équilibrer vie professionnelle et vie personnelle. Même si ces deux attentes sont celles de tous les salariés, elles entretiennent dans les faits un lien particulier avec l’exigence de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes en matière de salaires et de déroulement de carrière. »

Faire du bon travail

Ces disposition ont été renforcées par les dispositions de la loi Rebsamen d’août 2015, relative au dialogue social et à l’emploi.

L’esprit de ces deux textes lie très clairement les qualités de vie au travail et la performance de l’entreprise comme cité dans l’ANI : « La qualité de vie au travail désigne et regroupe sous un même intitulé les actions qui permettent de concilier à la fois l’amélioration des conditions de travail pour les salariés et la performance globale des entreprises, d’autant plus quand leurs organisations se transforment. »

Et bien-sûr, qui dit amélioration de la qualité de vie au travail et de la performance de l’entreprise, fidélisation des salariés et attractivité de la marque employeur.

Ce qu’il faut noter c’est l’importance de la sincérité de la démarche et la compréhension du processus par l’entreprise. Ce ne sont pas le baby foot ou la fontaine à chocolat qui vont créer du bonheur, et donc de la performance, mais l’inverse. C’est parce que l’entreprise travaille sincèrement à améliorer les conditions de travail de ses salariés que tous en tireront bénéfices.

Avec des préoccupations de confort mais surtout des problèmes importants comme l’égalité salariale, la non-discrimination our l’accueil des personnes en situation de handicap.

3 piliers du développement durable

Et si tout cela n’était que du développement durable de l’entreprise ?

Ce souci de qualité de vie et de bien-être au travail n’est après tout qu’un retour aux fondamentaux du développement durable des entreprises (et des Etats) mentionné pour la 1ère fois en 1987 dans le rapport Brundtland publié par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement.

On l’a un peu oublié, mais cette notion de développement durable – un développement qui ne compromet pas l’avenir – comporte un pilier social en plus des piliers économique et écologique. Pour assurer la pérennité, la durabilité de son entreprise, il faut impérativement soigner son développement social : « L’objectif du développement durable est de définir des schémas viables qui concilient les trois aspects écologique, social et économique des activités humaines : « trois piliers » à prendre en compte par les collectivités comme par les entreprises et les individus. La finalité du développement durable est de trouver un équilibre cohérent et viable à long terme entre ces trois enjeux. »

Le champ d’application de la qualité de vie est infini comme le souligne cet article de Sophie Chasserio, professeur de management. Comme elle l’explique, l’entreprise pourra se préoccuper de la santé physique des salariés (programmes de nutrition, pratiques sportives). Elles pourra aussi travailler à améliorer les conditions de travail (horaires flexibles, promotion du télétravail, politiques de conciliation travail-famille). Ou s’engager dans des actions qui portent sur le contenu du travail lui-même (évaluation, récompense, reconnaissance).

Se méfier des idéologies

Elle y ajoute des préoccupations moins courantes comme la prise en compte des effets du digital sur la santé physique et mentale ou l’effet inattendu d’être une entreprise où il fait « trop bon » travailler. Ce qui peut pousser certains salariés à développer des comportements d’addiction au travail.

La vertu des effets de mode du bonheur au travail – et des polémiques qu’ils ont induit – c’est d’avoir ramené sur le devant de la scène, certes maladroitement, ces préoccupations de qualité de vie et de bien-être. Avec un enseignement connexe : se méfier des idéologies et des modes.

Xavier de Mazenod

Fondateur de la société Adverbe spécialisée dans la transition numérique des entreprises et éditeur de Zevillage.

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