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Sans bureau fixe : transitions du travail, transitions des mobilités

Bruno Marzloff, sociologue spécialisé dans la mobilité et directeur du groupe Chronos, vient de publier Sans bureau fixe. Transitions du travail, transitions des mobilités. Entretien autour de ce dernier livre.

Zevillage : Vous analysez la fin d’un modèle de déplacements pendulaires domicile-travail et l’émergence de formes innovantes de « travail de la mobilité ». En quoi cela consiste-t-il ?

Bruno Marzloff : On est dans un rapprochement assez inédit : comment est-ce que travail et mobilité interagissent ? Est-ce que finalement les solutions que nous connaissons aux problématiques de congestion, de difficultés d’accès, d’écartèlement domicile-travail ne seraient pas ailleurs que dans l’édification ou l’accroissement d’infrastructures comme un énième périphérique parisien ?

Cette logique de croissance infrastructuelle est perverse car on va apporter des réponses de transport mais, ce faisant, on crée de nouvelles demandes qui empirent la situation. A chaque fois qu’on élargit le périmètre de la métropole, on va renvoyer l’habitat de plus en plus loin. On pourra imaginer toutes les infrastructures qu’on veut, on pourra imaginer des réponses servicielles. Mais si on n’agit pas sur la demande on ne pourra jamais résoudre le problème.

Bruno Marzloff

La réflexion qui traverse l’ouvrage c’est : ne peut-on pas se saisir de cette tendance que l’on observe sur une partie, certes limitée des travailleurs, pour un travail désynchronisé et délocalisé. Un travail sur lequel nous mettons l’appellation de travail mobile pour ne pas le confondre avec le travail à domicile qui est pour l’instant la réponse obligée puisque n’existe pas d’autres offres. N’existe-t’il pas d’autres possibilités qui s’inscrivent dans l’interstice entre le lieu traditionnel du travail et le domicile ?

Zevillage : Vous situez votre propos dans le contexte actuel de salariat. Mais vous faites aussi  dans le livre l’hypothèse d’une certaine forme de fin du salariat, ou au moins de l’explosion du travail non salarié. Qu’est-ce que ce phénomène pourrait apporter à la démobilité ?

Bruno Marzloff : On voit bien que la réflexion sur le travail et de nombreuses publications récentes font état d’une évolution assez radicale de la posture du travail. Nous sommes clairement dans une précarisation du travail. En tout cas, dans la remise en cause de la forme très stabilisée et pérenne du travail tel que l’on connu les générations passées. C’est-à-dire un travail pour la vie et un métro-boulot-dodo très structuré.

Tout cela se délite doucement et se manifeste par un glissement du CDI au CDD, du CDD au chômage. Le seul travail qui nous reste « c’est celui qu’on va créer ». Après 2 siècles pendant lesquels le statut de travail indépendant n’a cessé de se réduire au profit d’un salariat pérenne, on observe une inversion de la tendance avec l’arrivée d’indépendants sous des formes diverses.

Précarisation et indépendant nous renvoient à autonomie et empowerment, à « mise en capacité ». Ce qui n’exclue pas de continuer de travailler avec l’entreprise, avec des pairs. Ce qui va déterminer une autre forme de qualité de travail. Car on ne travaille pas de la même façon avec des pairs qu’avec des collègues.

Le seul travail qui nous reste « c’est celui qu’on va créer ».

C’est une rupture culturelle, quasi civilisationnelle, comment peut-on l’accompagner ? Ce discours n’est entendable ni par des administrations, ni par des syndicats ni même par l’entreprise. Si on regarde l’exemple d’Accenture qui réfléchit depuis longtemps au travail, ils se sont enfermés dans la solution du travail à domicile. Qui a certes un rôle à jouer mais qui n’est pas la seule solurtion. Cette confusion du travail avec l’habitat ne doit être qu’une partie de la réponse.

Zevillage : Vous parlez de démobilité et de remobilité dans votre livre. Est-ce une solution à ce temps gaspillé en déplacements domicile-travail ?

Bruno Marzloff : Ces notions de démobilité et de remobilité sont de vilains néologismes qui font toucher du doigt à tout le monde que nos mobilités se composent de 2 éléments, mobilité subie et mobilité choisie. La 1ère c’est celle qu’on aimerait ne pas faire, le métro-boulot-dodo.

Comment peut-on réduire ce gisement de mobilité subie pour mieux capitaliser une mobilité choisie ? Cela paraît simpliste dans l’énoncé mais pourtant c’est l’expérience vécue par de nombreux travailleurs. L’objectif est de réduire les déplacements obligés pour mieux exploiter les déplacements choisis.

L’Ile-de-France possède le triste privilège de compter l’intensité de déplacement par individu le plus fort de toutes les régions, en temps passé dans les déplacements et le nombre de déplacements le plus faible. Parce que quand les travailleurs rentrent le soir chez eux ils sont trop épuisés par leurs déplacements pour sortir, pour aller au cinéma, chez des amis ou au restaurant. C’est là que se situe bien l’arbitrage entre mobilité subie et mobilité choisie.

D’où, le choix de faire une démobilité de ces mobilités subies et une remobilité des ces mobilités choisies.

Zevillage : Dans ce dispositif quel peut être le rôle des tiers lieux ?

Bruno Marzloff : Le rôle des tiers lieux dépasse le champ du travail. J’inscris ce travail mobile dans une famille que j’appelle le quotidien à distance. Il y a à ce propos quelque chose qui se développe bien plus vite que le travail mobile, c’est le e-commerce, à un rythme effréné de croissance à 2 chiffres. Et l’on voit bien que derrière cette forme d’organisation il va y avoir besoin de relier une mobilité virtuelle, c’est-à-dire ma commande, à une localisation, ne serait-ce que pour récupérer ma commande.

Il en va de même pour le travail. Il faudra bien relier la capacité de travailler depuis un terminal à distance, avec un lieu, là aussi n’importe où, dans un train, sur le quai d’une gare, dans un Starbucks, etc. La notion de tiers lieu surgit là. Et demain ce sera la télésanté, la téléformation et encore d’autres choses.

Quels sont ces lieux qui pourront héberger ces nouvelles formes d’organisation ? On parle là de travail mais, pourquoi pas de sociabilité, pourquoi pas d’héberger les consignes des commandes, etc.

Cette diversité de lieux et d’usages reflète les excroissances du monde du travail et en cela c’est une vitrine époustouflante !

C’est avec le travail que la cristallisation des tiers lieux est la plus forte, avec des formes qu’on va appeler des espaces de coworking, des télécentres, des centres d’affaires et même des innovations comme les fablabs. Cette diversité illustre le fait qu’on est face à des demandes extrêmement ouvertes, éclectiques, et c’est tant mieux. Cela prouve que le travail est en train de changer, que les attentes sont énormes.

Le télécentre pourra être mobilisé par une entreprise qui va déléguer au télécentre l’hébergement de son propre salarié. On est simplement dans un déport du travail depuis le siège vers ailleurs. Quand on est dans le coworking on est encore dans autre chose, dans une nouvelle forme de travail. Quand on est dans un fablab on est plus dans la technologie et l’innovation mais on est toujours dans le travail.

Cette diversité de lieux et d’usages reflète les excroissances du monde du travail et en cela c’est une vitrine époustouflante ! Cette mutation est en gestation, elle est en train de s’inventer sur le terrain lui-même. Et une des questions qui se pose est « Le travail sera-t-il isolé des autres activités ou sera-t-il relié » ?

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Sans bureau fixe. Transitions du travail, transitions des mobilités – Bruno Marzloff, 96 pages, FYP Editions, 2013 – 9,41€

 

 

Xavier de Mazenod

Fondateur de la société Adverbe spécialisée dans la transition numérique des entreprises et éditeur de Zevillage.

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