Télétravail

Le télétravail accélérateur de l’exode urbain au Québec ?

Le confinement décrété pour contrer la propagation du virus a entraîné chez les employeurs publics et privés un boom du télétravail. La Covid-19 a fait davantage progresser le télétravail en une nuit qu’en cinq ans. Un point sur la situation au Québec et l’accélération de l’exode urbain par Bernard Vachon, ancien professeur à l’UQÀM.

Le télétravail n’est pas sans effets

Parmi les effets de cette nouvelle façon de travailler, il y a la désertion des centres-villes qui cause de sérieux problèmes financiers à l’activité commerciale. Avec seulement 10 à 15 % des travailleurs de retour au bureau, Montréal appelle désespérément ceux-ci à revenir en ville, une démarche qu’endosse le gouvernement (malgré les risques de propagation communautaire du virus).

La société est en perpétuel changement. Certaines évolutions sont plus rapides que d’autres. Elles créent des chocs, obligent à des ajustements et entraînent des résistances.

Le télétravail est en voie de révolutionner les modes et les organisations du travail. Le mouvement est irréversible. Il s’agit de bouleversements structurels. Les centres-villes devront se réinventer, les tours à bureaux trouveront d’autres usages à leurs espaces laissés vacants par la « migration » du travail.

À la désertion des centres-villes s’ajoute chez plusieurs le choix de vivre en dehors des grandes agglomérations urbaines. Pour les télétravailleurs il y a désormais moins l’impératif d’être collé sur son entreprise. Avec la perspective de poursuivre le télétravail sur une base à temps plein ou à temps partiel (formule hybride privilégiée par plusieurs employeurs et employés pour favoriser la socialisation, la coopération, la solidarité, la synergie d’équipe, la confiance, la participation au processus décisionnel) après la pandémie, le choix de vivre hors de la Cité prend de l’ampleur. Le travail à distance élargit le territoire de résidence des travailleurs.

Une étude de l’Association professionnelle des courtiers immobiliers du Québec révèle que « de juin à août, il y a eu 41 % plus de transactions dans les régions qui entourent la métropole, qui elle n’a connu qu’une hausse de 20 %. » Les municipalités situées à environ une heure ou une heure et demie de route du centre-ville de Montréal ont connu une véritable explosion des transactions. Sainte-Agathe, Saint-Sauveur et Saint-Adèle dans les Laurentides sont en tête du classement. La Rive-Sud ne fait pas exception. À Granby, par exemple, l’activité immobilière a augmenté de 72 %.

Le télétravail s’installe dans la durée

Tous les sondages, tant auprès des employeurs (secteur public et secteur privé) que des employés, démontrent l’engouement en faveur du télétravail. Certes il y a des irritants à corriger, mais l’État, le patronat et les syndicats s’appliqueront à trouver des solutions pour optimiser la pratique du télétravail, car il y a consensus sur le fait que les avantages surpassent les inconvénients dont certains ne sont que transitoires. Le lundi 7 septembre, le ministre du Travail, Jean Boulet, annonçait le lancement « d’un grand chantier pour mieux encadrer le télétravail ».

On est à l’étape de l’apprentissage à travailler autrement dans plusieurs secteurs de l’activité économique. Ce qui n’a rien d’inusité en soi considérant les technologies d’information et de communication dont on dispose en ce début du XXIe siècle, et les applications numériques complémentaires qui ne cessent d’être créées ou de s’améliorer. C’est le contraire qui serait surprenant. Le télétravail est une manifestation, voire un pas majeur, d’une société qui passe de l’ère industrielle à l’ère postindustrielle avec un nombre croissant d’activités économiques et d’emplois qui se dématérialisent et qui se prêtent au télétravail.

Le travail à distance : de la concentration à la dispersion

Si le télétravail permet l’exécution de tâches à distance, soit à domicile, dans un lieu de coworking ou sur la route (travailleurs nomades), tout le sens de la distance se pose ainsi que ses incidences territoriales.

Dans les faits, il s’agit d’une « délocalisation » des emplois concernés. La géographie du travail se modifie et avec elle l’occupation du territoire. La proximité physique à l’égard de son entreprise n’est plus une nécessité. Ainsi, effectué en dehors de l’entreprise, à des horaires favorisant une plus grande implication dans la vie personnelle et familiale, le travail perd peu à peu sa centralité géographique et sociétale, du moins pour les télétravailleurs. Après des décennies de concentration à travers un processus de métropolisation continu qui a appauvri les régions, les signes d’un mouvement de dispersion et de reconquête territoriale se manifestent.

La forte concentration économique et démographique de l’agglomération métropolitaine de Montréal est un prolongement artificiel de la société industrielle. Les évolutions technologiques, économiques, sociales et environnementales en cours élaborent un nouveau modèle d’occupation et de dynamique territoriale dont la caractéristique principale sera la dispersion des forces de croissance sur une armature urbaine plus équilibrée et une ruralité redéfinie.

Causes profondes de l’éclatement des lieux de travail

Si la relation est vite faite entre le boom du télétravail et la demande résidentielle accrue dans les couronnes périurbaines et les régions, il faut chercher au-delà du télétravail les raisons fondamentales qui conduisent plusieurs travailleurs et leurs familles, et aussi plusieurs entreprises, à opter pour un milieu de vie et de production en dehors des limites de la grande ville.

Il y a tout d’abord les fragilités des centres métropolitains associées à des dysfonctionnements qui érodent la qualité de vie des résidents : coût de la vie trop élevé, congestion routière, diverses formes de pollution, insécurité de certains quartiers, éloignement des services de proximité, espaces verts insuffisants, stress de la vie quotidienne, anonymat, etc.

Les villes moyennes et les petites villes et villages en région exercent par ailleurs une attractivité reconquise du fait des avantages qu’offrent ces milieux : coût moins élevé de l’habitation et plus d’espace, proximité des services, plus grande facilité de déplacement, milieu propice à élever une famille, accès aisé aux milieux naturels, meilleure qualité de l’environnement, facilités pour l’autonomie alimentaire (potager et petits élevages), perception d’un esprit communautaire et d’entraide…, autant d’atouts qui se conjuguent pour une qualité de vie améliorée.

Ce tandem répulsion/attraction explique le phénomène d’exode urbain qui affecte les grandes villes depuis une dizaine d’années, une réalité constatée dans plusieurs pays. Montréal a perdu 178 067 personnes dans ses échanges interrégionaux entre 2010-2011 et 2018-2019, dont 27 890 pour la seule année 2018-2019. À Québec, sans être négatifs, les soldes migratoires sont faibles soit une moyenne annuelle de 582 pour la même période. Pendant ce temps, plusieurs régions intermédiaires et périphériques connaissent un bilan migratoire interrégional positif que révèlent les données de l’Institut de la statistique du Québec. Longtemps terres d’exode, les régions redeviennent des terres d’accueil.

Associer la relance des régions à la relance économique de l’après-Covid

Le télétravail n’est pas la panacée au métro ou auto-boulot-dodo et à la dévitalisation des régions. Il est toutefois révélateur et accélérateur de l’exode urbain dont une part des effectifs se joint au mouvement de réhabitation des régions.

Puisque la concentration n’est plus nécessaire pour nombre d’activités économiques et d’emplois et qu’une installation dans une ville petite ou moyenne ou un village devient viable et désirable à plusieurs égards, il est désormais loisible de penser que la croissance économique et démographique du Québec sera mieux partagée dans le futur entre les grands centres urbains et les villes et villages en région.

Le télétravail et la dématérialisation d’un nombre croissant d’activités économiques apparaissent comme des facteurs de changements importants dans la configuration géographique de l’espace habité. À travers ce mouvement de rééquilibrage territorial, l’idéologie de la métropolisation est remise en cause au profit d’un modèle multipolaire de développement territorial.

Lire aussi : Le coronavirus va-t-il repeupler les campagnes ?

Les politiques d’aménagement du territoire et les stratégies gouvernementales de développement local et régional prendront en compte ces changements. Le décideur politique n’est pas là pour perpétuer des modèles anciens, mais pour anticiper l’avenir et promouvoir des politiques et stratégies qui construiront le futur, guidées par le projet de société.

Dans cette perspective, le plan de relance économique de l’après-Covid inclura la relance des régions qui se traduira par la mise en œuvre d’une stratégie de renforcement de l’attractivité et de la capacité concurrentielle des villes moyennes et des chefs-lieux des MRC (NDLR : équivalent des communautés de communes françaises), sans négliger l’apport des espaces ruraux et de leurs petites villes (country towns), faisant des MRC des bassins de vie, d’activité économique et d’emploi dotés d’un haut niveau d’autonomie administrative et financière.

Alors celles-ci renoueront avec la croissance économique, l’emploi, le développement social et la prospérité. Une stratégie qui parviendra à terme à combler la fracture économique et sociale entre les agglomérations métropolitaines de Montréal et de Québec et les régions.

Il y a risque que les problèmes de la grande ville « déménagent » en région direz-vous. C’est là un risque qui interpelle les géographes, économistes, sociologues, aménagistes, urbanistes, designers urbains… Mais l’enjeu de la revitalisation des régions vaut de prendre ce risque. Un développement territorial multipolaire assurera une meilleure répartition des forces économiques et démographiques, source d’égalité sociale. Les régions ne peuvent se résumer à une carte postale ni à un terrain de loisir pour les populations métropolitaines.

Ce texte a été publié sur le blog de Bernard Vachon.
Photo de Pascal Bernardon sur Unsplash

Bernard Vachon

Ancien professeur-chercheur au département de géographie de l’Université du Québec à Montréal et spécialiste du développement local et régional, de la décentralisation et la gouvernance territoriale.

Articles similaires

4 commentaires

  1. Vous dites « Dans les faits, il s’agit d’une « délocalisation » des emplois concernés », je ne suis pas bien certain. En effet la centralisation de l’industrie délocalise le travail de la production par rapport à la consommation et l’usage. Le télétravail délocalise le travail de la chaîne de gouvernance, mais il se pourrait bien qu’il y ait une relocalisation dans les faits, surtout si les entreprises considèrent cela comme un intérêt puisque le travailleur peut être un ambassadeur ou un véritable relais matériel dans sa communauté.
    L’industrie a été une réponse à une crise de l’économie territoriale notamment grâce à sa dimension délocalisante. Le télétravail pourrait permettre une accélération d’une transition vers le service qui n’est ni territorial ni délocalisé.

  2. Le terme de délocalisation est employé ici dans le sens du détachement géographique d’emplois par rapport à leurs entreprises et « relocalisés » en des lieux plus ou moins éloignés : domicile urbain, espace de cotravail, en région (petite ville ou village).

    1. Je suis d’accord sur le côté logique de l’utilisation du mot « délocalisation » dans le contexte actuel. Cependant si on regarde l’histoire de l’industrialisation et de la délocalisation économique je pense qu’il serait préférable de parler de « décentralisation », puisqu’il y a un ré-attachement géographique de l’espace du travail avec l’espace de vie individuelle et d’intégration dans la Cité. A la base, historiquement, les notions d’emploi et de centralisation géographique de la production et de sa gouvernance, notre acceptation actuelle de la notion d’entreprise, sont des délocalisations. Notre contexte, notre structure sociale du travail, n’est pas intemporel ni sans historicité ; les transitions actuelles contiennent bien un besoin de relocalisation, et parler ici de « délocalisation » alors que justement il s’agit d’une dynamique qui rentre en contradiction avec la délocalisation mécanique de l’industrie qui est mise en cause par ailleurs ne me semble pas heureux.

  3. On pourrait prolonger encore longtemps ce débat sémantique mais peut-on s’entendre sur le fait que le lien géographique d’emploi par rapport à l’entreprise est, dans nombre de secteurs économiques, de plus en plus objet d’éclatement, donc de déconcentration? Ceci dû â la dématérialisation de vastes pans de l’économie et des technologies numériques qui permettent le travail à distance.

Bouton retour en haut de la page