Avec cet article de Pierre Nassif, nous débutons une série d’articles de fond et d’entretiens sur l’entreprise libérée. Terme inventé par Isaac Getz, concept parfois fourre-tout, expression vulgarisée début 2015 par le documentaire Le Bonheur au travail, l’entreprise libérée provoque beaucoup de débats, des critiques et même des réactions de rejet parfois violentes. Dans ce 1er article Pierre Nassif se penche sur les valeurs humanistes de l’entreprise libérée et tente de la définir par opposition à l’entreprise non libérée.

Chaine brisée

Celui qui veut s’exprimer sur l’humanisme doit s’entourer, dans notre société, de la plus grande prudence. L’humanisme fait partie chez nous des notions les plus indiscutables qui soient. Les meilleurs soutiens de l’entreprise libérée disent d’ailleurs pour la plupart que ce sont les valeurs de l’humanisme qui la sous-tendent. Ils le disent d’une manière imagée : « mettre l’homme au centre ».

Je voudrais vérifier que c’est bien comme cela que procède l’entreprise libérée et je voudrais vérifier aussi si une telle conception la sert vraiment. J’aimerais savoir enfin comment la servir au mieux sur le plan du concept. Si le bon concept n’est pas : « l’homme au centre », qu’est-il donc alors ?

« Mettre l’homme au centre », mais encore ?

J’espère ne pas faire trop de peine aux humanistes, car mon esprit caustique risque de me faire oublier la prudence que j’ai moi-même préconisée au début de cet article. Si l’humanisme n’en sortira pas intact, mon but n’est pas de le démolir, car si sa présence n’est pas suffisante, son absence est redoutable.

« Mettre l’homme au centre » : c’est une jolie métaphore qui laisse une impression de mystère. L’homme, dans cette phrase, on n’a pas l’impression que ce soit vous et moi, mais peut-être ce que nous avons tous en commun et qu’on n’a pas pris la peine d’expliquer. C’est peut-être aussi une valeur suprême : agenouillés en cercle, nous nous inclinons devant l’homme, qui est au centre.

Que disent à ce sujet les entreprises non libérées, c’est-à-dire l’immense majorité des entreprises ? C’est une vaste question tellement les discours y sont divers et tellement l’absence de tout discours y est fréquente.

Que les personnes puissent se sentir peu honorées dans ces entreprises, cela est attesté par deux phénomènes : le désengagement et la souffrance au travail. Quels en sont les causes ? On ne le sait pas. Tout ce que l’on sait, c’est que lorsque le fonctionnement hiérarchique pyramidal est supprimé, les deux phénomènes disparaissent au bout d’un délai variable qui pourrait être nommé « délai d’apprentissage de la liberté ».

Car finalement ce qui est au centre, dans l’entreprise libérée, au sens de valeur centrale, c’est la liberté.

Liberté contre subordination

Dire que l’homme est la valeur suprême, on ne sait pas ce que cela veut dire au juste, si ce n’est en pratiquant la suppression du négatif : ne pas manquer de respect, ne pas mentir, ne pas mettre en échec, ne pas cacher le jeu, ne pas humilier, ne pas spolier, etc.

Tout cela est nécessaire, bien entendu, mais se comporter correctement ne suffit pas. Les personnes s’y trouvent mieux, mais n’y trouvent tout de même pas de raison de se réjouir et encore moins de s’enthousiasmer. Lorsque des correctifs à ces errements sont apportés, cela donne seulement le sentiment que les choses sont revenues à la normale, sans plus.

Comment pourrait-on caractériser le contraire de la liberté ? Le premier mot qui vient à l’esprit est « soumission ». En termes de droit du travail, le terme consacré est « subordination ». Les deux mots sont bien représentés par le mode de fonctionnement hiérarchique pyramidal : obéir aux ordres et rendre compte. Si l’ordre est donné à une personne disposant elle-même d’une autorité, cela implique pour elle qu’elle doit décliner cet ordre en instructions plus détaillées qu’elle transmet à des subordonnés, eux-mêmes chargés d’obéir et de rendre compte.

Pourquoi la soumission ne fonctionne-t-elle plus ?

Le concept sous-jacent à ces notions de commandement et d’autorité est celui de pouvoir. Le pouvoir est détenu, il est transmis, il est distribué, il est retiré. L’employé se soumet à un pouvoir en échange d’un salaire et de différents avantages complémentaires.

Visiblement cela ne suffit plus de nos jours à légitimer ce pouvoir. Traditionnellement, ce qui le légitime est le savoir. Certains sont même tentés de fusionner les deux notions. Pour séduisante qu’elle soit, cette fusion ne parait pas tout à fait justifiée, sauf à nier la légitimité du droit de propriété, lequel confère évidemment un pouvoir.

Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’expliquer aux opérationnels comment faire les choses. Ils le savent généralement mieux que leur chef. Alors quel savoir reste-t-il ? Les secrets de l’entreprise ? Inacceptable : chacun souhaite que la stratégie de l’entreprise soit clairement énoncée et déclinée. Lorsque ce n’est pas le cas, arrive aussitôt la démotivation : on ne sait pas pourquoi on travaille. Même la transparence sur les chiffres clés est requise. Lorsque les résultats sont cachés, la démotivation n’est pas loin non plus, car nul ne sait si son travail a servi à quelque chose ou non et nul n’est sûr que l’entreprise soit bien tenue.

La culture du secret est généralement perçue dans l’entreprise comme un abus de pouvoir. Elle tient encore un peu le coup lorsqu’il s’agit de protéger les brevets. Mais à ce sujet, il n’est généralement pas difficile de trouver un consensus dans l’entreprise.

Je crois que c’est avec cette expression : « abus de pouvoir », que nous approchons de ce qui explique la nécessité de libérer l’entreprise et de ce qui explique, a contrario, les raisons de la réussite généralement constatée des entreprises libérées. Dans les entreprises hiérarchiques pyramidales, de nombreuses personnes cessent progressivement d’exercer un métier bien défini pour devenir des professionnels de l’exercice du pouvoir. C’est le cas des managers, à des degrés divers.

Vers l’abus de pouvoir, la souffrance et le malheur

Hélas, dans leurs esprits, le projet d’accroître leur pouvoir peut se substituer alors à tout autre, au fur et à mesure qu’ils ne font plus rien d’autre que de l’exercer. Parfois, même les objectifs de l’entreprise, ils les perdent de vue. C’est le glissement graduel vers l’abus de pouvoir. Ceux qui sont touchés par cette perversion sèment généralement autour d’eux la démotivation, mais souvent aussi la souffrance et, dans les cas extrêmes, le malheur. Pourquoi ai-je utilisé ce mot de perversion ? Pour souligner le fait qu’alors, dans l’entreprise, l’exercice du pouvoir est détourné de ses buts initiaux au profit d’objectifs personnels.

Je ne voudrais pas que cette analyse donne lieu à une sorte de chasse aux sorcières. Ce serait un remède bien pire que le mal. En tout cas, cela ne résoudrait pas le problème. Il en est de même des actions cherchant à redonner du courage ou à réduire les souffrances.

Plus généralement, il est inutile de chercher à résoudre les conséquences de l’inadaptation progressive du système hiérarchique pyramidal au temps présent. Cela ne représenterait qu’une solution momentanée.
Il vaut bien mieux libérer l’entreprise.