» Le travail à distance, levier de transformation des entreprises »
Patrick Bouvard et Patrick Storhaye viennent de publier Le travail à distance, une analyse originale sur la manière dont le nomadisme et le télétravail bouleversent l’organisation des entreprises. Tout en constituant un terreau fertile pour « réinventer le management et améliorer la performance ». Entretien avec Patrick Bouvard, l’un des deux auteurs et rédacteur en chef de RH Info.
Zevillage : Pourquoi estimez-vous que le développement du travail à distance est inéluctable ?
Patrick Bouvard : Pour plusieurs raisons : parce qu’on ne peut continuer à perdre autant de temps, d’énergie et d’argent en déplacement ; parce qu’on constate une évolution des usages technologiques sur laquelle on ne reviendra pas : tablettes et smartphones ont envahi le marché et les logiques de réseaux explosent (prenons simplement pour exemple le développement exponentiel de Twitter depuis 2012 !) ; parce qu’en conséquence les territoires s’équipent pour proposer des solutions non seulement viables, mais performantes ; et enfin pour une raison plus profonde, sociale et sociétale : une revendication d’autonomie accrue, articulation entre identité personnelle et appartenance collective, que démontre très bien Michel Serres dans son livre Petite poucette. Ce sont des évolutions très fortes : nous ne reviendrons pas en arrière.
Zevillage : Vous parlez souvent de culture nomade. Comment se propage-t-elle dans les entreprises
Patrick Bouvard : Elle se propage comme dans la fameuse vidéo du danseur dans un festival de musique aux Etats-Unis (NDLR : voir la vidéo). Il reste un moment seul à danser puis, progressivement, d’autres gens viennent le rejoindre, jusqu’à une foule importante. Cette culture va se propager par proximité, mue par les early adopters ! Une culture n’évolue pas par un diktat tombé d’en haut ; elle évolue par osmose !
« Les entreprises vont être contraintes de modifier leurs modes d’organisation en fonction du développement du nomadisme. »
Elle va aussi se propager par communautés d’intérêt ; mais plus forcément à l’intérieur des « frontières » de l’entreprise. Les salariés vont trouver des échos à l’extérieur de l’entreprise, dans un écosystème beaucoup plus large. D’ailleurs intérieur et extérieur se fondent plus ou moins aujourd’hui : les frontières de l’entreprise deviennent poreuses.
La conséquence, c’est que les entreprises vont être contraintes de modifier leurs modes d’organisation en fonction du développement du nomadisme. Jusqu’à présent, cela se passait en fonction du bon vouloir de directions plutôt frileuses. Maintenant, elles vont se retrouver sous la contrainte d’une évolution qu’elles n’auront pas forcément choisi ; C’est cette contrainte qui va faire bouger les entreprises… et la législation suivra, comme d’habitude.
Je crois que nous sommes aujourd’hui à ce point de bascule là. Si l’entreprise ne s’ouvre pas à ce mouvement, ou si elle se rigidifie au lieu de s’y adapter, elle va être perdante. Le nomadisme va obliger les entreprises à s’orienter vers des modes de coopétition, vers des logiques qui intègrent cette ouverture vers l’extérieur. Gérer cette évolution inéluctable de manière constructive est un des enjeux RH majeurs des années à venir.
Zevillage : Vous utilisez presque indifféremment dans votre livre les notions de travail à distance, de télétravail, de mobilité, de mobiquité. Est-ce qu’elles ne reviennent finalement pas au même pour les entreprises ?
Patrick Bouvard : En effet, elles touchent toutes, plus ou moins, à la même réalité. Mais le terme que nous préférons, avec Patrick Storhaye, est celui de « nomadisme ». Pour nous, le nomade n’est pas nécessairement celui qui « bouge » tout le temps, comme l’origine du mot le suppose. Il nous a semblé le moins imparfait pour recouvrir une variété de réalités : salariés télétravaillant dans un cadre légal identifié, salariés hypermobiles travaillant à distance de partout sans cadre particulier et travailleurs externes, impliqués dans l’entreprise pour une durée suffisamment significative pour y laisser trace.
Sinon, c’est la notion de « travail à distance » qui est probablement la plus universelle. Celle de « télétravail » est peut-être trop marquée, juridiquement, en France.
Zevillage : Vous dites plusieurs fois que le travail à distance est « porteur de la culture de projet ». Cela peut-il être le levier essentiel de la transformation pour les entreprises ?
Patrick Bouvard : Oui, au nom d’une logique de cohérence. De fait, c’est parce qu’il existe un projet correctement défini qu’il existe du « sens » dans l’entreprise. Et c’est parce que ce sens existe que l’ensemble de l’organisation peut se décliner de manière performante et opérative. La pression économico-économique court-termiste a dilué projet, sens et jusqu’à la notion même de « travail ».
« Le nomadisme va obliger les entreprises à repenser la culture du sens »
Le nomadisme va obliger les entreprises à repenser la « culture du sens », et par conséquent à repenser leur projet. Le travail à distance, le nomadisme, ne peut réussir, être un succès que si chacun trouve le sens qui va animer son autonomie quotidienne. Les managers ne pourront faire autrement, pour faire vivre ce nouveau mode d’organisation, que d’interroger le projet, voire de le redéfinir et le faire évoluer. Ils vont devoir apporter des réponses à ceux qui colportent partout leur entreprise avec eux, et la pression va remonter dans la hiérarchie… jusqu’à la direction générale où il va bien falloir se poser la question de la cohérence.
Le sens du projet anime chaque tâche dans l’entreprise comme la cathédrale à construire anime les gestes du tailleur de pierre. Le travail à distance est pour nous un levier de transformation parce qu’il oblige à nouveau tout le monde à penser et désirer la cathédrale. C’est la question du sens « au » travail et par conséquent du sens « du » travail qui se trouve donc reposée… sans jeu de mots 😉 !
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Le travail à distance, télétravail et nomadisme, leviers de transformation des entreprises, de Patrick Bouvard et Patrick Storhaye, préface de Olivier Lajous et postface de Nicole Turbé-Suetens. Dunod, septembre 2013, 240 pages, 22,80 €