Ce que les Français ordinaires attendent du travail
par Alain d’Iribarne
Directeur de recherche honoraire au CNRS
Il est de bon ton par les temps qui courent de se questionner sur ce que signifie la situation actuelle du marché de travail ainsi que sur les mouvements sociaux qui s’enchaînent. Au cœur de toutes ces manifestations se trouve bien évidemment la relation des Français avec le travail. Pour comprendre cette relation, il nous faut revenir à la singularité de la construction sociétale française. Il ne faut pas oublier l’historique de nos acquis sociaux depuis le Front Populaire.
Et il ne faut pas oublier non plus la période singulière du confinement où nombre de Français ont pu goûter de la possibilité de ne pas aller travailler tout en étant payé. Cette situation leur a permis d’entrevoir une vie toute autre que celle connue au travail et qu’ils ont entendu mettre en œuvre depuis.
Une demande ontologique de bonheur
Pour bien comprendre la situation actuelle, il faut avoir en mémoire qu’il y a avant tout chez les Français une demande ontologique de qualité de vie qui a évolué ces dernières années vers une demande de bien-être puis de bonheur. C’est dans cette demande globale que se situe le travail, celui-ci entrant continuellement en résonance avec tous les autres domaines de la vie.
Ceci devient encore plus vrai avec la diffusion en cours d’une hybridation du travail liée aux possibilités offertes par les pratiques de travail à distance. En effet, celle-ci vient brouiller les frontières entre les lieux et les moments d’activités.
Une référence implicite au statut de rentier
Pour prétendre accéder à ce bien être, il faut des ressources qui permettent de vivre et en plus de bien vivre. Dans nos sociétés contemporaines, ces ressources sont principalement fournies par le travail qui a comme propriété de rendre solidaires les contributions productives et leurs rétributions ; ce qu’on appelle plus prosaïquement travailler pour gagner sa vie.
Or, il existe un autre modèle qui en France sert de référence implicite : celui du rentier. Ce modèle a l’immense mérite de dissocier l’acquisition des ressources monétaires des activités qui sont des occupations librement choisies. Là est pour nous le nœud gordien de la société française éprise de libertés individuelles. Il s’en suit, comme on va le voir, que sa référence réelle n’est pas le travail mais l’activité dans laquelle il va être possible à chacun de trouver son bien-être – voir son bonheur-, en fonction de ses choix.
C’est ce qui explique pourquoi les Français aspirent pour leur travail à un cocktail qui combinerait dans l’idéal un emploi procurant la sécurité du statut des fonctionnaires d’État, le contenu du travail du travailleur indépendant et une rémunération du type de celles pratiquées par les entreprises les plus généreuses pour leurs salariés.
L’importance de la retraite
Quand on a bien en tête ce qui précède, on comprend mieux les enjeux actuels autour de quel âge partir à la retraite et avec quel niveau de retraite, sachant qu’il faut avoir en mémoire le fait que cet âge était passé de 65 ans à 60 ans en 1983.
Un point intéressant de la préparation de cette nouvelle réforme est qu’elle met en évidence le véritable maquis du système de retraite français, sachant que celui-ci est la traduction dans ce domaine particulier de notre construction sociétale basée sur une double revendication d’égalité et de distinction.
La question de la durée du travail
En articulation avec ce qui précède et la question de la qualité de vie au travail sur laquelle on va revenir, on a bien évidemment la question de la durée du travail pour les actifs en âge de travailler. A nouveau, cette question est plus complexe qu’il y paraît puisque non seulement à travers les âges d’entrée et de sortie de la vie active au travail, elle détermine les contributions aux régimes des retraites, mais elle contribue largement à la qualité de vie, rendant solidaire qualité de vie au travail et hors travail. C’est ce qu’on a vu avec les politiques qui en 1983, tout en ayant ramené l’âge de la retraite à 60 ans, avaient créé une cinquième semaine de congé payé et ramené la durée hebdomadaire du travail de 40 à 39 h. On a vu encore mieux avec les jours de RTT liés au passage des 39h de travail par semaine aux 35h.
L’idée d’augmenter par ce biais la qualité de vie hors travail à travers une civilisation du loisir était louable mais posait deux questions connexes et à nouveau mal vues : les conséquences sur la qualité de vie au travail liées à l’intensification du travail en raison d’absence d’embauches de compensations. La question des revenus disponibles pour pouvoir pleinement jouir de ses temps de loisir, renvoyant automatiquement à celle du pouvoir d’achat.
La question du pouvoir d’achat et de ce qu’il faut comme ressources pour bien vivre
Une des choses qui intéresse le plus les Français est celle de leur pouvoir d’achat pour faire face à leurs besoins essentiels – se loger, se nourrir, s’habiller – mais aussi pour tenir leur place dans notre société. C’est pour cette raison qu’ils se battent pour son maintien et donc pour son indexation. Une exigence qu’ils estiment d’autant plus légitime que faisable, les salaires ayant été indexés sur les prix dès 1945 et jusqu’en 1983.
Un point important quand on raisonne sur le pouvoir d’achat et son évolution est qu’il faut s’appuyer sur les réalités subjectives vécues, sachant que le pouvoir bien vivre correspond à ce dont les consommateurs disposent pour satisfaire leurs besoins élémentaires mais aussi ce qui est souvent considéré comme un surplus, comme, par exemple, des dépenses de loisir.
Dans la réalité vécue, l’important est ce qui reste à disponibilité après avoir payé tous les coûts jugés incompressibles. On se souviendra en la matière du poids dans les budgets des dépenses de logement. Celles-ci sont d’autant plus élevées que les Français aspirent à des logements de qualité. Il s’agit d’un appartement confortable, bien équipé et avec une surface suffisante pour bien loger leur famille dans un immeuble calme avec des voisins civils et dans un quartier également calme. On notera au passage que par ailleurs cette qualité est d’autant plus stratégique que le télétravail à domicile est appelé à se généraliser.
La question du besoin d’égalités
Les Français sont viscéralement attachés à l’égalité et à la fraternité. C’est pour cette raison qu’ils n’aiment pas les riches, qu’ils n’aiment pas la pauvreté car elle n’est pas normale et sont attachés à cet « État providence » que leurs luttes sociales ont mis tant de temps à obtenir. Pour eux, il est évident que tout le monde doit avoir le droit de vivre de façon décente avec au minimum un toit pour se loger et la possibilité de manger tous les jours à sa faim.
La question de la réussite sociale
À y regarder de plus près, la vraie ambition des Français à travers le travail n’est pas uniquement d’avoir leur place et de tenir leur rang dans notre société ; c’est de pouvoir socialement progresser. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi dans l’industrie ils ambitionnent de quitter la condition ouvrière pour devenir Employé. Puis, pourquoi une fois devenu Employé, ils ambitionnent de « grimper » dans la hiérarchie pour devenir Agent de maîtrise ou Technicien puis Technicien supérieur pour ensuite, si possible, devenir un Cadre comme l’a permis la grande période des Trente Glorieuses si propice aux promotions sociales.
Ainsi, dans cette période, nombre de Français faiblement diplômés ont pu, par leur travail, accéder à cette classe appelée « moyenne » sans qu’on soit capable de la définir sauf par ses attributs sociaux et ses modes de consommation. De plus, chaque génération fait souvent de gros sacrifices financiers pour payer des études à ses enfants pour qu’ils accèdent à une catégorie sociale supérieure à la leur.
Pour finir, il faut voir que nos compatriotes sont pour la reconnaissance de l’égalité et en même temps pour celle du mérite, en particulier dans le travail. On est donc très loin d’une société française qui serait dominée par le loisir et la paresse au travail.
La grande crainte du déclassement
A l’inverse de l’ambition d’une promotion sociale, une des grandes craintes des Français est celle d’un déclassement social. Cette crainte est particulièrement présente chez les « papy boomer » et la génération dite « X », ce qui explique en grande partie leur présence sur les ronds-points des gilets jaunes mais aussi dans les manifestations contre la réforme des retraites
Concrètement, que faut-il pour satisfaire les Français à la recherche du bien vivre ?
Il faut reconnaître que les Français sont particulièrement difficiles à satisfaire car il leur faut des lieux et des moments de vie de qualité. Des lieux et des moments de vie où ils peuvent être eux-mêmes, seul ou avec d’autres. Des lieux et des moments de vie où ils peuvent rêver d’un monde meilleur.
S’ils sont en ville, le lieu de vie qu’ils idéalisent est leur quartier avec ses petits commerces, son marché où ils trouvent tout ce dont ils ont besoin pour leur vie quotidienne ; où il y a des commerçants de proximité qui les connaissent ainsi que leurs voisins. Un quartier avec une vie comme celle d’un village avec son clocher, sa mairie et sa place. Il semble qu’avec les nouvelles générations qui arrivent sur le marché du travail, on a là l’avenir.
Un travail de qualité ; la question du lieu de travail pour ceux qui travaillent dans des bureaux.
Ceux de plus en plus nombreux qui travaillent dans des bureaux ont une forte aversion pour les aménagements à la mode que sont les grands open space fonctionnant en flex office car ils n’ont pas de poste de travail à eux et ils ne savent pas s’ils vont en trouver un quand ils arrivent le matin. De plus, ls vivent ces lieux comme des lieux où tout le monde peut espionner tout le monde et jalouser tout le monde.
Toutefois, s’ils n’arrivent pas à disposer d’un poste de travail à eux, ils ont une préférence pour ce qui est appelé du desk sharing car avec ce type d’aménagement ils savent avec qui ils partagent sous la houlette de leurs managers. En plus, ils estiment que de tels aménagements peuvent souder les équipes car pour que cette configuration fonctionne correctement, leurs membres sont obligés d’être plus solidaire ; d’être plus attentifs les uns aux autres ; de mieux comprendre les contraintes de chacun.
Au regard de cette situation, le fait nouveau constitué par l’arrivée du travail hybride introduit une rupture importante dans les pratiques de travail. En effet, elle introduit une très grande flexibilité dans les lieux et temps de travail associée à une mise en concurrence de ceux lieux par leurs utilisateurs.
Un travail de qualité ; la question de l’épanouissement dans son travail
Pour les Français, ce qui compte, c’est le travail bien fait selon les règles de l’art. Encore mieux, ils demandent de pouvoir s’épanouir dans leur travail en travaillant en confiance avec leurs collègues mais aussi avec leurs chefs. Et il leur reste une dernière exigence ; celle que leur travail ait du sens. Cependant, il y a un problème dans la mesure où le sens de son travail dépend beaucoup du sens que chacun est capable de lui donner. Il en résulte qu’il peut exister pour chacun un cercle vicieux: moins il trouve que son travail a de sens et plus il se sent mal dans sa peau suivant une spirale dépressionnaire.
De façon plus classique, un travail de qualité est aussi un travail où celui qui travaille n’a pas tout le temps la pression d’un chef ou d’une cadence, sans aucun moment de répit dans toute la journée. Et c’est également un travail sans horaires décalés qui viennent perturber la vie de famille. Et peut-être surtout, un travail dont ils peuvent être fier car d’une certaine façon c’est la fierté qui les soutient et qui les motive.
🟥 Voir l’article d’Alain d’Iribarne sur les modes de vie au travail
Sur la question du lieu de travail, lire l’excellente rubrique Bartleby dans The Economist d’il y a deux ou trois semaines
https://www.economist.com/business/2024/03/14/every-location-has-got-worse-for-getting-actual-work-done
Ca commence par « Work would be so much better if you could get work done. It has always been hard to focus amid the staccato rhythms of meetings, the relentless accumulation of messages or the simple distraction of colleagues thundering past. But since the covid-19 pandemic, every single place of work has become less conducive to concentration… »
Merci hervé pour le lien. Comme aurait pu le dire Bartleby, « I would prefer not to go to the office ». 😉