Le télétravail dans la Fonction publique ne décolle toujours pas
Hormis dans quelques administrations, le télétravail est peu développé dans la Fonction publique, en raison notamment de la réticence de recourir au management par objectifs, la crainte de l’administration de se voir imposer un droit au télétravail et l’absence de cadre juridique clair.
Treize ans après l’accord-cadre européen (PDF), dix ans après l’accord national interprofessionnel, trois ans après la loi Sauvadet, la Fonction publique ne dispose toujours pas d’un cadre légal clair pour le télétravail. Le décret d’application de l’article 133 de la loi Sauvadet du 12 mars 2012, légalisant le télétravail pour les fonctionnaires, n’a toujours pas été pris : « Ce qui montre bien qu’aux yeux des responsables politiques et de l’État, le sujet est tout à fait annexe à leurs préoccupations », analyse Nicole Turbé-Suetens, du réseau Distance expert, et grande défenseure de cette forme d’organisation dans laquelle « un travail qui aurait pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux » régulièrement et grâce aux technologies de l’information, selon sa définition officielle, qui s’applique au privé comme au public.
Un décret attendu
Ce décret sera-t-il pris un jour ? Le gouvernement avait assuré qu’il le ferait « avant la fin du premier semestre 2015 ». Cet engagement figurait dans le projet d’accord sur la qualité de vie au travail dans la Fonction publique, or il a été refusé au mois de février par une majorité de syndicats.
La ministre de la Fonction publique, Marylise Lebranchu, a accordé un délai supplémentaire, jusqu’en septembre 2015, aux non-signataires. Contacté au sujet du décret, le ministère n’a pas donné suite. Il est donc probable – pour ne parler que du télétravail officiel – que, dans la Fonction publique, celui-ci continuera encore quelque temps à se pratiquer et à se développer dans le cadre de conventions et d’accords locaux.
Car certaines administrations ou établissements publics n’ont pas attendu le législateur pour se lancer. L’administration centrale du ministère des Finances offre cette possibilité à ses 10 000 fonctionnaires depuis 2010, dont 151 télétravaillent effectivement aujourd’hui.
Cela est également possible au centre d’appels de la Mairie de Paris depuis 2010, où 9 salariés sur 67 sont dans cette situation. Le site de Bordeaux de la Caisse des dépôts et consignations est peut-être le doyen dans ce domaine : ses 1 300 salariés sont couverts, depuis 2007, par une charte, dont 123 profitent actuellement.
D’autres initiatives sont à signaler, surtout dans les collectivités territoriales et dans les établissements publics : la région Aquitaine ; le conseil général de Gironde ; la communauté urbaine de Bordeaux ; le conseil général du Finistère, l’Union des caisses de sécurité sociale ; l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi) ; la Banque de France ; la Cpam du Haut-Rhin ; le Commissariat aux réfugiés et aux apatrides ; l’administration du ministère de l’Écologie.
Pratique embryonnaire
Toutefois, le télétravail dans la Fonction publique reste « une pratique embryonnaire », relevait un rapport (PDF) du Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (Cgiet), sur les “perspectives de développement du télétravail dans la Fonction publique”, publié en 2011, en prévision de la loi Sauvadet à venir.
Les auteurs recensaient « une vingtaine d’expérimentations formalisées et quelques centaines de télétravailleurs identifiés ». Le constat reste vrai aujourd’hui. Les établissements publics et la Fonction publique territoriale sont les plus dynamiques.
Pour les collectivités locales, le télétravail comporte des enjeux d’aménagement du territoire, d’écologie et de développement économique. « Elles créent des télécentres à destination de leurs administrés et se doivent de donner l’exemple », explique Yves Lasfargue, directeur de l’Observatoire du télétravail, des conditions de travail et de l’ergostressie (Obergo).
Dans la Fonction publique d’État, les expérimentations sont encore peu développées : trois ou quatre conventions cadres ont été signées. À l’hôpital, il n’y a pas de télétravail tant la présence des agents dans leur service semble aller de soi. « Des médecins commencent à revendiquer de pouvoir accomplir des tâches administratives chez eux », relève toutefois Yves Lasfargue.
Position ambiguë des syndicats
L’absence d’un cadre juridique clair n’explique pas à lui seul que le télétravail ne se soit pas développé dans la Fonction publique comme dans le secteur privé, quoique l’argument peut servir de prétexte à l’Administration pour le refuser.
D’autres freins pourraient être levés, selon le Cgiet, comme l’incompréhension du travail à distance par l’encadrement, la peur de trahir l’existence de sureffectifs dans un contexte de recherche d’économies, le manque d’outils de mesure ou d’outils techniques permettant le télétravail, ou le fonctionnement du dialogue social.
La position des syndicats est quant à elle ambiguë. Au ministère des Finances, SUD est contre le télétravail par principe, mais il défend les agents qui le demandent. D’autres organisations y sont, au contraire, favorables. Mais plus rédhibitoire serait, selon le Cgiet, le risque de « dérives vers un droit au télétravail et des situations irréversibles ». « Mettre la hiérarchie en position de devoir justifier tout refus d’accès au télétravail – par exemple avec un recours en instance paritaire – conduira à une réaction de rejet qui pourrait se traduire par la mise en place de critères suffisamment restrictifs », estiment les auteurs.
C’est précisément cela qui inquiète les services RH du ministère des Finances, pourtant réputé pour sa modernité en matière de gestion des RH. À la Caisse des dépôts de Bordeaux, les télétravailleurs signent des conventions individuelles pour une durée de trois ans renouvelables ; c’est peut-être la clé du succès. En 2011, la principale recommandation du Cgiet à l’exécutif, dans la perspective de la loi à venir « portant diverses dispositions relatives à la Fonction publique » (loi Sauvadet), était de conforter juridiquement la clause de réversibilité. La loi est finalement restée muette à ce sujet.
Management inadapté
Quand bien même le décret officialiserait la réversibilité, le problème, à plus longue échéance, est que « le télétravail est adapté au management par objectifs, or la Fonction publique n’a pas encore accepté de travailler par objectifs », explique Yves Lasfargue.
« L’encadrement de proximité privilégie le management informel au management par objectifs et a besoin d’avoir les personnels “sous la main” », confirment les auteurs du rapport du Cgiet.
Les cas de la Caisse des dépôts de Bordeaux ou du centre d’appels de Paris démontrent pourtant qu’il est parfaitement possible de travailler par objectifs et que le management n’a pas besoin d’avoir toute son équipe avec lui. Yves Lasfargue évoque enfin la « difficulté des fonctionnaires à accepter l’ambiguïté que suppose le télétravail » : le domicile qui devient le lieu de travail, la contractualisation qui serait incompatible avec le statut.
Pessimiste, Nicole Turbé-Suetens, estime que le faible développement du télétravail dans la Fonction publique serait finalement le symptôme de l’inadaptation profonde de cette dernière à son époque et de l’inaptitude des hauts fonctionnaires à réellement manager.
Plus optimiste, Yves Lasfargue prédit que le public finira par s’aligner sur le privé : « Il y a un mouvement irrésistible des salariés qui veulent se dégager de la pression qu’ils subissent, or c’est ce que permet le télétravail ; les fonctionnaires finiront aussi par le demander. »
(Source : Fil AFP-Liaisons sociales – Photos Wikipédia et Wikimedia)