CN Industrie, histoire d’une entreprise libérée
Pierre Nassif a rencontré CN Industrie, une entreprise libérée du secteur manufacturier, dont l’histoire est riche d’enseignement. Clément Neyrial dirige cette entreprise située à Brioude (Auvergne), assisté de son épouse et entouré d’une équipe opérationnelle constituée de deux ouvrières et trois ouvriers.
Ils forment une communauté soudée, solidaire, au sein de laquelle circule un esprit qui ne se laisse pas cerner facilement : protéger l’entreprise, satisfaire le client, leur consacrer son énergie et son intelligence. L’entreprise est à la fois leur enfant et leur trésor …
Clément Neyrial l’a créée à l’âge de 22 ans, à l’issue de 6 années de vie professionnelle qui lui ont fait comprendre ce qu’il refusait : des méthodes de conduite des hommes peu respectueuses ou encore stupides. « La carotte et le bâton, mais c’est tout simplement du chantage ». Il maltraite aussi l’idée de travailler avec un budget, « car cela n’a généralement ni sens, ni efficacité ». Cette protestation faisait écho à celle qui avait traversé sa scolarité : « J’ai galéré parce que je n’entrais pas dans le moule, pourtant je ne me considérais pas comme plus bête que les autres ». S’il n’était pas apprécié par ce système finalement, c’est que celui-ci favorise avant tout la docilité, ce qui fausse ses grilles d’évaluation.
Heureusement, ni l’école ni ses premières expériences en entreprise n’entament sa confiance en lui, d’autant que, dans son univers familial, la fibre entrepreneuriale est bien présente. Il attend son heure.
Entrepreneur à 22 ans
Il se forme à entrepreneuriat tout en travaillant. L’idée de CN Industrie lui vient d’un projet d’association avec un ami pour reprendre une entreprise. Ce projet n’aboutit pas, mais il l’aide à franchir le pas : après tout, peu importe qu’il n’ait que 22 ans, il sera entrepreneur !
Ayant découvert l’industrie, le métier d’imprimeur, l’activité résine, il décide de créer une entreprise spécialisée dans le « doming », activité qu’il décrit ainsi : « Procédé de coulée de résine polyuréthane sur des étiquettes ou divers supports ». Ce procédé est utilisé pour mettre en valeur les textes posés sur des flacons, sur des conditionnements divers, sur des logos, sur des enseignes, etc.
Le procédé est très automatisé, mais pour chaque lot de fabrication, la machine doit être soigneusement réglée par un opérateur spécialisé afin que l’exacte quantité de résine soit déposée avec précision sur le support, de manière à ce que le phénomène de capillarité lui donne la forme requise pour le couvrir exactement.
Lorsque les supports arrivent à l’usine, ils sont fréquemment traités le jour même. Les personnels gèrent la production par eux-mêmes et ils assurent l’essentiel de la relation avec le client. Ils communiquent entre eux en permanence, l’autorité étant distribuée selon les expertises qu’ils se sont donnés. Mais celle-ci n’intervient que si elle est sollicitée. Un profond respect mutuel et une évidente sympathie caractérisent leur relation avec Clément Neyrial, sans que cela n’induise la moindre confusion sur les rôles et responsabilités de chacun.
A l’origine, les imprimeurs – qui sont les clients de l’entreprise – assuraient eux-mêmes le « doming », étape ultime de leur cycle de fabrication. Ils avaient donc investi chacun dans un équipement qu’ils sous-utilisaient. Aucun raisonnement économique ne pouvait a fortiori justifier qu’ils le renouvellent lorsque de nouveaux progrès techniques apparaissaient.
CN Industrie, une croissance de 237 %
L’idée de Clément Neyrial était que de se spécialiser dans ce domaine présentait de bonnes perspectives. Il persévéra dans cette idée en dépit des tentatives des équipementiers pour l’en dissuader. Aujourd’hui l’entreprise occupe une position dominante sur son marché et elle a réussi à investir dans des équipements de nouvelle génération.
Dès le début – Clément Neyrial n’est alors entouré que de deux personnes – le succès est au rendez-vous : « Le chiffre d’affaire double la seconde année, puis 50% de croissance l’année suivante. La 4e année, la société fait un bond en avant de 237 % ». Il accompagne cette croissance en embauchant de nouveaux collaborateurs. J’allais oublier de dire que jusque là, l’entreprise fonctionnait sur un mode libéré, à peu près sans le savoir.
Le jeune entrepreneur se dit que désormais, il se doit d’adopter les préconisations des écoles de management. Il embauche un chef d’équipe. Celui-ci met en place l’organisation des achats, de la qualité (des fiches de poste sur chaque machine), des horaires, des vacances, des pauses, etc.
L’ambiance se dégrade
Il contrôle la production. « Comme partout. Sauf que, au bout d’un an, notre croissance s’était complètement arrêtée et que tout cela avait engendré des frais qui avaient pris tout le bénéfice de la société ». Par la suite, la croissance ne reprend pas. « C’était surtout l’ambiance qui s’était dégradée progressivement, la motivation qui avait quitté les gens. On était dans la relation adulte-enfant ».
« J’allais au travail avec la boule au ventre », dit aussi le jeune patron.
Il participe à la biennale du réseau « Entreprendre ». Il y écoute une conférence d’Isaac Getz sur l’entreprise libérée. L’entreprise libérée, constate-t-il, c’est ce qu’il faisait avant. Fort de la nouvelle communiquée par le conférencier qu’il en existait de nombreuses autres et que cela marchait très bien, il se dit : « Je ne vais pas faire comme c’est écrit dans les bouquins, je vais faire à mon idée ».
De retour à CN Industrie, il se sépare à l’amiable du chef d’équipe – lequel ne se sentait du reste pas très bien dans cette entreprise qu’il jugeait trop petite pour lui. Après cela, il réunit ses équipiers et il leur dit : « A partir d’aujourd’hui, vous avez carte blanche en tout et pour tout. Je ne veux plus rien décider. Vous êtes des adultes. Vous êtes des professionnels. Vous vous débrouillez. Votre objectif, c’est uniquement de continuer à faire vivre l’entreprise ».
En vous racontant cette histoire, il me vient un sourire, car je me souviens de toutes les histoires de libération d’entreprises dont j’ai eu connaissance. Cette libération est généralement précédée de considérations sur « ça se prépare », suivies de réunions se tenant durant de nombreux mois, portant sur le sens, sur les valeurs, sur la vision. Je tenais jusqu’alors ces démarches pour fondamentales, indispensables et fondatrices de la libération d’une entreprise.
A partir d’aujourd’hui vous vous débrouillez
Elles font sans doute partie de l’aide dont ont besoin les dirigeants et les cadres pour se résoudre à lâcher prise. Mais il semble que de dire aux opérationnels : « A partir d’aujourd’hui, vous vous débrouillez », cela marche aussi bien. Les mécanismes d’auto-organisation se mettent en place d’eux-mêmes et la nécessité que tout continue à fonctionner – si possible mieux qu’avant – fait le reste.
Une certaine part d’esprit provocateur entache peut-être mon propos, car après tout, l’état de servitude ne fut que brièvement instauré à CN industrie. Il n’a sans doute pas eu le temps d’imprégner les esprits comme ailleurs et il fut donc délogé assez facilement.
De plus, les esprits des dirigeants et managers des entreprises hiérarchiques sont encombrés, quant à eux, de maux tout aussi sournois, qui sont la méfiance envers l’autre ou sa sous-estimation qu’accompagne la survalorisation de l’insaisissable leadership.
Il est vrai que ces maux sont difficiles à guérir, car ils sont soigneusement entretenus par le milieu social. A CN industrie, il n’y avait plus d’intermédiaire entre le chef d’entreprise et les ouvriers, après le départ du chef d’équipe. C’est ce qui a permis à ce chef d’entreprise de dire : « A partir d’aujourd’hui ».
Faut-il préciser que la croissance est revenue et qu’elle se poursuit ?
Ils ont décidé
L’entreprise est allée au delà de la simple délégation des pouvoirs à ceux qui sont au plus près des événements. Un jour, Clément Neyrial remarque que ses employés voudraient discuter avec lui de quelque chose qui leur parait important, sans exprimer clairement leur demande. Il prend les devants : « Vous voulez parler d’argent ? ». Oui, c’était bien cela, il avait vu juste. Il demande alors que la conversation soit collective. « On est resté 4 heures autour de la table pour réfléchir à toutes les façons possibles de traiter la rémunération».
C’est le point de départ d’une réflexion commune dont les conclusions sont rapportées par Clément Neyrial avec des phrases qui commencent toutes par : « Ils ont décidé ». Ces décisions furent : un taux horaire unique, conservation d’une prime liée à l’ancienneté et intéressement aux bénéfices.
« Il y a eu un cap de passé dans leur autonomie d’entrepreneurs. C’est leur entreprise, ils la gèrent comme des chefs d’entreprise. Ils ont été très justes au niveau de leur décision de salaire. Ils ont même décidé de partir sur un taux d’intéressement raisonnable ». Les différences entre leurs rémunérations, en dehors de la prime d’ancienneté, proviennent du nombre inégal d’heures supplémentaires qu’ils réalisent.
Des décisions, ils en prennent constamment depuis : ils décident du choix de leur mutuelle et des options qu’ils retiendront. Ils décident de réintégrer le nettoyage de l’usine, sous-traité jusque là. Ils décident de refuser une salle de pause proposée par leur patron.
« Ne pas être libre, d’être obéissant, est un danger pour l’humanité »
A ce sujet, celui-ci dit : « J’ai pris conscience que cela ne sert à rien de donner à quelqu’un quelque chose qu’il ne veut pas ». Lorsqu’un client se plaint d’une malfaçon, ils prennent l’initiative de lui rembourser la fabrication perdue et de refaire le lot défectueux, transformant un problème en une circonstance qui leur vaut les éloges de ce client. Ils choisissent leurs fournisseurs et ils assurent par eux-mêmes les achats. C’est assurément une entreprise libérée.
Des souvenirs me reviennent : Ricardo Semler, Michel Hervé. Je ne les ai pas rencontrés personnellement. Ils m’ont enthousiasmé par leurs propos, tels que j’en ai pris connaissance dans des vidéos postées sur YouTube. Ricardo Semler, en plus d’être un chef d’entreprise libérateur hors du commun, s’est impliqué dans l’éducation, au point d’avoir fondé des écoles, les Lumiar schools, dont le projet n’est plus de transmettre des connaissances mais de communiquer un art de vivre.
Michel Hervé, ayant appris très tôt que « le fait de ne pas être libre, d’être obéissant, est un danger pour l’humanité », laisse ses employés faire fonctionner le groupe qu’il a fondé. Il s’implique alors dans la vie de la cité et devient maire et député.
Clément Neyrial, chef d’entreprise libérateur, porte aussi en lui ces préoccupations : une éducation qui permette à chacun de donner sa mesure, une ville dans laquelle les initiatives des citoyens sont prises au sérieux.
L’histoire se poursuivra.
Merci pour ce témoignage qui, malgré sa particularité, confirme que l’entreprise libérée c’est aussi possible dans les petites entreprises et que parfois sa mise en place peut être plus simple qu’on ne peut craindre à priori.