J’avais rendu compte en un autre lieu d’une expérience en cours chez Michelin consistant à libérer les usines du groupe. Le principe de cette expérience – on pourrait dire de cette réorganisation – conduite par le Président du Groupe, Jean-Dominique Sénart, est dénommé fort clairement Organisation Responsabilisante (OR).

Immeuble Michelin à Londres

Le concept fut démontré dans 6 usines pilotes, disséminées aux quatre coins du monde. L’expérience fut suffisamment concluante pour que la décision fût prise de généraliser l’OR à toutes les usines du groupe. Je ne sais pas où cela en est aujourd’hui, mais je vous en dirai plus la prochaine fois que j’en parlerai.

Le terreau était favorable chez Michelin, toutes les idées fondatrices de la libération de l’entreprise ayant été énoncées en son temps par François Michelin, président du Groupe (gérant était son titre exact) de 1955 à 1999 et décédé en avril 2015. Un documentaire récent produit par KTO dans la série L’entreprise à visage humain et réalisé par Marc Jeanson (société DCX) permet de vérifier ce point de vue.

Sous la direction de François Michelin, le groupe passe du 20e au premier rang mondial (1979). Il s’y maintient plus ou moins depuis lors, descendant parfois à la 2e place. La caractéristique principale de ce développement est l’investissement massif en Recherche et Développement, parfois plus du double de celui de ses principaux concurrents. L’histoire du groupe Michelin est donc celle de la victoire de l’innovation, ce qui suppose que la culture en ait été soigneusement entretenue.

Je vous livre tout de suite ma réponse à la question que que je m’étais posée. Partant de l’humanisme dans sa conception la plus aboutie, François Michelin amène son entreprise et ses hommes et femmes aux frontières de la libération. Il exprime en effet la plupart des idées de la libération. Il admire les hommes et les femmes de son entreprise. Il dit même qu’il en est émerveillé. Il reste que le paradigme de la libération – la suppression du fonctionnement hiérarchique – n’est pas introduit dans l’entreprise sous sa présidence et il n’en évoque même jamais l’éventualité.

Il libère l’initiative de ses collaborateurs directs et des collaborateurs de ceux-ci. Il admire les responsables d’ateliers lorsque ceux-ci libèrent l’initiative de leurs propres collaborateurs. Il stimule l’enthousiasme de beaucoup par son charisme, son respect, son amour de la technique. Enfin, il existe un point commun entre son entreprise et l’entreprise libérée : si une décision complexe se présente, c’est l’avis du client qui est sollicité pour la prendre.

Aujourd’hui, pour se maintenir et lutter contre la concurrence des productions à bas salaire, l’entreprise doit aller plus loin. C’est ce qu’entreprend Jean-Dominique Sénart avec la libération des usines. C’est ainsi qu’il pourra réussir à maintenir l’emploi là où il se trouve à l’heure actuelle. Je n’ai pas entendu dire que la hiérarchie au-dessus et autour des usines soit concernée par l’OR. Après tout, ce n’est peut-être pas le sujet.

D’ailleurs, chemin faisant, on s’aperçoit que les entreprises qui se libèrent, c’est en général sous l’impulsion de leur dirigeant et que celui ne se lance pas dans l’aventure par idéal, mais parce qu’il a une raison de le faire. L’idéal est présent aussi. Il lui permet d’entraîner ses collaborateurs et d’obtenir d’eux qu’ils s’exaltent pour l’aventure, laquelle n’est pas toujours facile pour eux non plus. Quant à la raison, il l’énonce clairement aussi.

Qu’est-ce que la forme la plus aboutie de l’humanisme ? La formule en est donnée dès la première image du générique du documentaire : « deviens ce que tu es en apprenant » (Pindare, 5e siècle avant JC) et « deviens ce que tu es, faits ce que toi seul peux faire » (Friedrich Nietzsche).

D’y croire présente un avantage pour les personnes que vous côtoyez plus que pour vous-même.

Bibendum Michelin

L’attitude envers autrui de celui qui y croit est généralement magnifique et exigeante. Il se dit que chaque être est unique et qu’il recèle en lui quelque trésor qu’il s’agit pour lui d’exprimer. En aucun cas, il ne considère la valeur de quelqu’un comme étant mesurable sur une échelle graduée par la fortune personnelle ou par le revenu. Le potentiel de chacun est merveilleux et sa manifestation n’est jamais terminée. La position humaniste confère donc un point de vue constructif et admiratif sur l’autre.

Sur soi-même, cette position peut aboutir à des résultats catastrophiques ou destructeurs.

D’abord, elle suppose une recherche, généralement épuisante, pour savoir ce que l’on est, quête qui peut conduire à mobiliser une science de l’être dont chacun ne dispose pas. Cette quête n’est jamais terminée, à moins que l’on finisse par découvrir avec soulagement que ce que l’on est – ce moi intérieur invisible au départ – n’existe tout simplement pas. Quête menée à grands frais et sur le temps long en pure perte, donc.

En revanche chacun peut découvrir très vite, à tout moment et par lui-même ce qu’il veut, ce que sont ses passions, ses rêves, ses convictions, bref, ses intentions dans la vie et ses moteurs. Il peut alors tout de suite se mettre en mouvement, sur une des voies y menant, en choisissant par exemple celle qui se trouve le plus à proximité de l’endroit où il se trouve, car chacun est libre.

C’est en cela que le message de la liberté se distingue du message humaniste.

Cette parenthèse étant terminée, j’en reviens à ce que j’ai vu de beau dans ce film, construit principalement autour de citations.

Christina Tschann, membre du conseil exécutif du groupe de 1996 à 2005, parlant de François Michelin : « Ce n’était pas une personne qui vous donnait des ordres, mais qui vous posait des questions et vous permettait finalement de découvrir ce qu’il convenait de faire ».

Allan Duke, responsable du personnel de 1997 à 2005 : « Il n’y a pas de DRH chez Michelin. C’est interdit, parce que les hommes et les femmes de l’entreprise, ce ne sont pas des ressources qu’on mesure, qu’on stocke, qu’on achète et qu’on vend. Chaque personne est différente et unique – comme dit Monsieur Michelin : « irremplaçable » – et c’est la richesse de l’entreprise. La mission centrale du service du personnel chez Michelin, c’est de faire devenir les hommes ce qu’ils sont, ça veut dire qu’ils grandissent dans l’entreprise, qu’ils y ont l’occasion de s’exprimer, qu’ils réalisent la totalité de leur potentiel ».

Un autre responsable du personnel : « A travers « deviens ce que tu es » et à travers « c’est l’homme qui fait son poste », il y avait un espace de liberté énorme qui s’ouvrait à nous.

Un ouvrier américain : « Ils laissent toujours les employés donner leur apport. On essaie de satisfaire le client au maximum possible (to the full extent). Voilà ce que j’aime dans cette entreprise ».

René Zingraff, cogérant de Michelin de 1996 à 2006 : « Il y avait chez François Michelin un désir d’élever l’homme, de le faire grandir, de le faire s’épanouir ».

Au fur et à mesure du visionnage de ce film, je découvre que les différents personnages qui se succèdent à l’écran expriment l’idée qu’ils se sentent forts et capables de tout, non à la suite d’une revendication satisfaite d’être libres, mais parce qu’ils se sentent investis de leur mission directement par le chef d’entreprise. La puissance, ce serait de ne pas avoir d’intermédiaire entre soi et le centre du pouvoir. Hypothèse à creuser, car les personnes qui s’expriment ainsi dans le film sont souvent elles-mêmes à la tête de puissantes hiérarchies.

François Michelin raconte : « L’autre jour, il y a dans un atelier de haute technicité un chef qui a demandé à un responsable, pratiquement sur le terrain : « faites ci, faites ça, comme ça » ! Et l’autre s’est redressé en disant : « Monsieur, ça ce n’est pas Michelin. Dites-moi le but à atteindre et je réussirai ». François Michelin se tait alors, il hoche la tête, il fait un grand mouvement tournant de son bras et il poursuit admiratif : « Vous vous rendez compte ? Un homme qui est payé à l’heure avec un type qui a pratiquement une structure de patron et qui est payé des cents … Ben non. « La vérité : foutez-moi la paix » ».

Le mot de la fin, je vais le laisser à un directeur :

 » Quelles que soient les époques et quelques soient les pays, les attentes des gens sont les mêmes. Vous pouvez être au Brésil, vous pouvez être en Chine ou aux Etats-Unis, qu’est-ce qu’ils attendent les gens finalement ? Ils attendent d’être reconnus dans ce qu’ils sont. Ils attendent d’être aidés dans leur quête, dans leur désir de s’améliorer, de progresser.  »

(Photos : Julian Osley et Wikipedia)